L’HUMANISME CHRÉTIEN ET LA PLURALITÉ DES CONCEPTIONS DE L’HOMME

Mgr Joseph DORÉ (Archevêque du Strasbourg, France)

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1. Trouver " l’idée vraie de la vie humaine " ?

a) Dans notre aire culturelle, nous devons bien constater à la fois une pluralité de conceptions de l’homme, tellement affirmée d’ailleurs que certains la donnent même pour irréversible, et une propension assez générale de chaque individu à s’estimer seul apte à définir par lui-même en toute indépendance la manière dont il lui revient de conduire sa vie. Un tel contexte de réflexion et de mentalité non seulement n’offre évidemment guère de chances à une démarche qui pourrait être de foi en un Dieu vivant, mais relativise considérablement toute interrogation en termes d’Absolu et de divin. Il compromet même assez radicalement, il faut bien le dire, l’idée d’un " humanisme ", à plus forte raison d’un humanisme " plénier ".

b) Le radicalisme même de ce genre de position ou de mentalité parait avoir deux types d’effetsqu’on ne peut s’étonner de découvrir quasi diamétralement opposés. D’une part, ceux qui ont gardé des certitudes risquent toujours de s’y accrocher avec quelque crispation, compte tenu de la gravité des périls encourus par elles du seul fait d’un tel environnement. Et menacent alors intégrismes et fondamentalismes – mais avec quelle espérance d’avenir ? D’autre part, chez ceux que gagne un relativisme généralisé, voire un nihilisme déclaré, sont peut-être en train de renaître de nouvelles disponibilités et de réelles ouvertures – mais à quoi exactement ?

c) Paraît prendre de l’importance, dans ce contexte, l’idée d’un " procès " de transcendance sans terme, sans transcendant. Ce qui était naguère le luxe de quelques philosophes devient ainsi le bien commun d’un temps qui en est venu à se défier, voire à se défaire des déterminations traditionnelles. Non sans raison, on peut estimer que c’ est bien peu, et très éloigné, en tout cas, des perspectives chrétiennes. Mais on peut aussi se donner pour tâche de guetter, à même une telle attitude, les attentes, les disponibilités et peut-être les appels dont elle pourrait bien être porteuse.

d) Si l’on admet à la fois que, dans notre aire culturelle du moins, la situation globale est celle qui a été évoquée en commençant, et que l’hypothèse de la traiter comme il vient d’être suggéré à l’instant a quelque plausibilité, alors on peut, au terme de l’analyse, retenir les éléments positifs suivants :

  • Un nombre croissant de ceux qui exercent des responsabilités effectives à l’égard de leurs semblables, qu’elles soient de politique ou d’éducation, paraissent de fait de plus en plus attentifs à la dimension spirituelle qui est en l’homme, et revient donc par eux la question : mais qui ou quoi est qualifié pour honorer une telle dimension ?
  • Il se pourrait bien que non seulement des jeunes (voir les JMJ) mais les enfants eux-mêmesse retournent vers leurs parents et éducateurs avec des questions que ne leur paraît pas satisfaire le monde matérialisant et superficialisé dans lequel on les fait vivre.
  • C’est enfin un fait que pourraient régresser assez considérablement les tentatives d’occultation plus ou moins systématique de données anthropologiques aussi fondamentales que, par exemple, la mortalité et la mort, la culpabilité et la faute… parce qu’on est bien obligé d’admettre qu’ici non plus, refouler n’est pas résoudre !

2. Contribuer à " l’enrichissement de la dignité de l’homme "

a) La " dignité de l’homme " est en péril ; il arrive même qu’on en fasse dérision. La manière dont on tend à traiter les commencements et la fin de la vie humaine en est une preuve frappante. Toutes les manipulations seraient d’autre part permises sur l’humain, dès lors que seraient en jeu des raisons de confort, de finance ou de recherche. La vie d’autrui compte pour si peu que des éliminations massives, voire des génocides, sont toujours en cours. Et quant à sa vie personnelle propre, il n’est pas rare qu’on la voie si peu estimée d’un autrui qui s’intéresse surtout à lui-même, et d’un Dieu auquel on s’est déclaré inintéressé, qu’on en vienne à douter de sa propre " dignité " ou " valeur ", voire à éprouver la tentation d’un plus ou moins global " laisser-aller ".

b) Dans ces conditions, il incombe à l’Église de rappeler au monde et à elle-même que la dignité de l’homme n’est pas simple affaire de constat : qu’elle dépend de convictions et, puisque ces dernières viennent cruellement à manquer dans ce domaine comme dans tous les autres, il incombe à l’Église d’exposer les siennes propres en la matière, et les raisons qu’elle a de s’y vouloir attachée. L’Église croit en l’homme au nom de Celui qui a créé l’humanité et qui ne cesse d’aimer chacun de ses membres. Et cette foi, l’Église doit non seulement la redire sans cesse-ce qui est déjà cependant une tâche de plus en plus importante – mais la mettre en œuvre et la vivre en actes et en vérité. C’est en aimant les autres, à commencer par ceux-là mêmes qu’on est toujours porté à tenir pour les moins aimables, que l’on promouvra la dignité de l’homme. On y gagnera d’ailleurs en crédibilité sur tous les autres points. Dans la mesure où l’un des problèmes fondamentaux de notre société est que les hommes ne peuvent plus vraiment croire en eux-mêmes, il est devenu urgent de leur manifester que, quelles que soient leurs " dégradations " physiques, mentales ou sociales, ils sont aimés et demeureront toujours aimables. Il n’y a pas là seulement une condition ou une conséquence de la foi, mais un aspect fondamental et primordial de son exercice et de sa vie même.

c) Les verbes employés dans la citation pontificale de Centesimus annus, 55 indiquent excellemment la manière dont l’Église peut procéder en la matière : annoncer, offrir, communiquer, orienter. " Proposer la foi [en l’homme en l’occurrence] dans la société actuelle " comme disent les évêques de France dans leur récente " Lettre " aux catholiques de ce pays. Cette attitude suppose et engage bien sûr un vrai désintéressement. Nous avons reçu gratuitement, nous proposons gratuitement, et en en appelant à la libre décision de ceux auxquels nous nous adressons : " Venez, voyez, décidez... "

d) S’il peut et doit ainsi y avoir étroitement liés, la parole qui propose dans l’ordre du vrai (= qui appelle à vivre), et l’agir qui interpelle dans l’ordre du bien (= qui aide à vivre), il ne faut pas négliger ce qui peut se donner à voir et à expérimenter dans l’ordre du beau. C’est un fait qu’à travers toute son histoire, la foi religieuse, et la foi chrétienne en particulier, ont produit beaucoup d’œuvres d’art, qui se présentent tout ensemble comme un de leurs fruits passés et comme une de leurs chances pour l’avenir. Notre monde a tellement survalorisé l’avoir, le savoir et le pouvoir, et par là fonctionnalisé la vie des hommes et réduit leur " dignité " ou leur importance à ce dont ils sont capables de faire état en l’un ou l’autre de ces domaines, qu’il est devenu plus essentiel que jamais de signifier par l’art sous toutes ses formes qu’il n’y a pas de vie pleinement humaine sans gratuité, sans accueil, sans contemplation, sans ravissement, etc., toutes choses qu’à la fois requièrent et rendent possible et l’art et l’expérience esthétique qu’il peut susciter. L’art ne va toutefois pas sans brouillons ni échecs : l’accompagnement ecclésial des créateurs pourrait aussi s’avérer un excellent lieu pour s’exercer à l’inattendu, étendre le champ de l’acceptation, et se souvenir que les jugements esthétiques et peut-être pas seulement eux sont décidément relatifs, sont à débattre, sont évolutifs.

3. Faire éclore une " nouvelle culture de la vie "

a) Ici encore, il faut partir d’un constat. On peut faire état, en somme, d’un double " estrangement " à guérir. D’un coté, la Mère Église se reconnaît mal dans un monde pourtant largement issu d’elle ; de l’autre, la fille émancipée n’apparaît guère disposée à retourner à la maison. La première n’a sans doute pas assez mesuré la hauteur du mur élevé – la plupart du temps sans qu’elle en soit la cause ! – par des siècles de méfiances et de rivalités, ni la distance qu’il lui revient donc de parcourir sur la voie du réapprivoisement et de la réconciliation.

b) Entre temps, la " fille " a poussé fort loin certains des principes reçus jadis ou acquis de haute lutte : liberté et droits de l’homme, libertés publiques et participation à la chose commune. Dans ces conditions, il incombe à l’Église de cultiver tout ce qui lui permet de faire la double preuve suivante : qu’à sa manière elle s’intéresse elle-même à toutes ces causes, et que d’ailleurs elle s’emploie à les servir et à les promouvoir en son propre sein.

c) Un paradoxe semblable – tant de points " de rencontre et de dialogue " possibles, et, de fait, tant d’éloignement – s’observe sur un terrain encore plus décisif : celui d’une vie intérieure plus ou moins sécularisée, d’une recherche spirituelle hors religion. Dans un premier temps, religion et Église ne peuvent que s’estimer dépossédées d’un monopole longtemps incontesté. Mais on peut aussi, avec Jean-Paul II, faire le pari qu’une reconnaissance franche et décrispée de cette " concurrence " imprévue, et de l’autonomie du spirituel, est la condition d’une véritable rencontre au sommet, d’une " émulation spirituelle ", autant que d’une perception neuve, de part et d’autre, de l’originalité chrétienne.

d) À l’arrière-plan de tout cela, il y a la conviction que si pour nous cause de Dieu et cause de l’homme sont distinctes, elles sont néanmoins – et comme distinctes – toujours liées. Cela constitue un renvoi à l’affirmation centrale de la foi selon laquelle Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme. La parole, la vie et la doctrine de Jésus-Christ sont si profondément " humaines " et " humanistes ", qu’elles passent l’homme, et font donc signe vers le divin et vers Dieu lui-même. Corrélativement, Jésus-Christ nous révèle un Dieu si attaché à l’homme et si engagé dans son histoire qu’à la fois il les rend plus dignes d’amour et nous rend nous-mêmes plus aptes à les aimer. Là est évidemment la source vive, jamais tarie, et toujours disponible, du vrai " humanisme " : celui que Dieu-même pratique, auquel il nous invite, et qu’il nous donne d’ailleurs la grâce de pouvoir pratiquer nous-mêmes.