LES DÉFIS DES IDENTITÉS CULTURELLES ET L’INCULTURATION DE L’HUMANISME CHRÉTIEN

Christian Cardinal TUMI (Archevêque de Douala, Cameroun)

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Il m’a été demandé d’apporter une modeste contribution à cette Assemblée Plénière du Conseil Pontifical de la Culture, en faisant une brève introduction sur les défis des identités culturelles et l’inculturation de l’humanisme chrétien.

Pour commencer, il faut avouer, que quand on parle de défi, on est comme devant un pari à gagner. Il y a là des obstacles à franchir devant lesquels on n’a pas de choix à faire que de les franchir. On est plus ou moins " condamné " à réussir.

Les concepts de défis culturels et de l’inculturation

Il est de plus en plus courant et le terme est passé dans l’usage commun, d’entendre parler de l’identité culturelle d’un peuple, d’une nation, même si à l’intérieur de cette entité, on est confronté à des diversités. Dans une allocution à l’UNESCO il y a quelques années (Juin 1980), le Pape Jean-Paul II avait pris le soin de relier la diversité des cultures à l’unité du genre humain comme tel.

Dans le langage courant on entend par culture " l’ensemble des formes acquises de comportement dans les sociétés humaines " (Petit Robert), ou, selon une autre définition, " la somme intégrée des traits de comportements acquis qui sont manifestés et partagés par les membres d’une société " (Hoebel).

On se rend compte que le concept est parfois ambigu ; ce qui nous pousse à en retenir au moins deux sens : les cultures du monde, au sens ethnologique, et notre culture personnelle, en tant qu’individu qui se forme, et individu appartenant à la culture africaine, la mienne par exemple, que nous le voulions ou non. C’est au niveau de cette dernière, que les défis à relever sont nombreux.

Quant à l’inculturation, nous avons là un mot couronné, d’une indéniable " aura " et fort d’une large audience, dans l’écriture théologique de ces trois dernières décennies. Nous le savons bien, que l’inculturation est une conséquence de l’incarnation. Cette dernière dit : " Dieu-homme " ; et l’inculturation : " Dieu cet homme ", situé dans un milieu donné et dans une culture précise.

Quand les uns crient à l’urgence de l’inculturation, et s’emploient à en formuler les critères, et à en planifier les étapes, d’autres s’interrogent sur la " nouveauté " réelle de l’entreprise. Malgré tout cela, les questions relatives à l’inculturation laissent croire que c’est un problème spécifiquement tiers-mondiste, propre aux pays qu’on appelle encore : les " pays de mission ". Et pourtant, nous croyons que toutes les cultures ont leurs propres défis à relever en se laissant transformer de l’intérieur, par l’Évangile. Aucune culture ne peut se perfectionner sans l’Évangile.

Les identités culturelles et leurs défis

Pour nous limiter au contexte proprement africain, nous savons, que la question fondamentale qu’on s’est posée, il y a quelque temps, et que d’aucuns continuent à poser, est de savoir : comment demeurer chrétien en Afrique sans aliéner sa culture ?

À l’aube du troisième millénaire, cette question se ramifie en plusieurs sous-problèmes comme celui du christianisme en Afrique, celui des politiques pastorales adaptées, susceptibles de lui donner les meilleures chances, non seulement de survie, mais aussi de son heureux épanouissement. L’inculturation de la foi constitue, non seulement le défi numéro un, unique et urgent des Églises africaines, mais aussi l’enjeu de leur existence et de leur africanité profonde. Un théologien africain a écrit à propos : " Le seul problème grave, qui se pose à nos Églises africaines, est celui de l’inculturation de la foi chrétienne. Nos Églises d’Afrique seront africaines ou ne seront pas. C’est l’enjeu véritable de l’avenir du christianisme chez nous " (E. J. PENOUKOU, Église d’Afrique. Propositions d’avenir, Paris 1984, p. 48).

La thèse n’a rien d’insolite, si l’on veut bien admettre que " christianiser l’Afrique " ne peut signifier en réalité, qu’y transposer une certaine forme de religion chrétienne, et qu’inversement," africanisée ", cette forme revient dans les faits, à noircir, ou à tropicaliser, un christianisme déjà acculturé en d’autres temps, et en d’autres lieux.

Il importe donc de bien comprendre que le christianisme ne vient pas détruire une culture. Il lui apporte une lumière révélatrice qui en démasque les ambiguïtés, et les égarements. L’impression la plus forte est celle d’une humanité culturelle, qui a longtemps cheminé avec la grâce tapie sous ses pas : et voici que, tout à coup, comme un serpent géant, surgit cette grâce.

Mais en dépit de ses résultats catéchétiques, la démarche de l’inculturation suscite néanmoins quelques questions :

  • La diversité des cultures africaines, comme du reste, beaucoup d’autres cultures du monde, opposent, d’une manière ou d’une autre, des résistances à l’Évangile et au christianisme, et cela en raison même de leur richesse. Faudrait-il faire comme si cette diversité devait tout simplement, être oubliée, sans aucune autre forme de procès ?
  • Dans le même ordre d’idée, les croyances ancestrales, taxées parfois de magico-mystiques, auxquelles certaines cultures restent incurablement attachées, plus précisément, la sorcellerie, posent le problème crucial de l’évangélisation de l’homme africain issu de ces cultures.
  • Est-on sûr, et comment s’en assurer ? que l’homme africain confronté aux multiples maladies, et cherchant à tout prix la guérison, a compris que le Christ seul, avec sa croix, peut le guérir de tous ses maux ? La pastorale des malades reste à ce titre un défi à relever.
  • Dans une culture où l’importance de la maternité, et l’attachement à laisser une descendance passent pour une valeur quasi sacrée, la pastorale de mariage butte de jour en jour contre le problème crucial de la polygamie. Les couples stériles ne sont pas épargnés par ce que d’aucun considèrent comme un mal nécessaire.
  • La situation socio-politique est en elle-même un défi à multiples visages. La gestion calamiteuse de la chose publique, avec un pouvoir autocratique et quasi totalitaire, dans la plupart des pays africains, ne laisse aucune place à la démocratie. La pauvreté et la misère de plus en plus croissantes, au sein de la population, interpellent l’Église et la société ; l’évangélisation n’en ressent pas moins les chocs d’une population vouée plus à la survie qu’à gagner quotidiennement son pain par un travail décemment rémunéré.

Ces interrogations qui sont loin d’être exhaustives ne sont que le sommet de l’iceberg. Elles ne visent pas à disqualifier le travail laborieux et de longue date que l’Église a fait en Afrique, mais posent désormais un problème herméneutique de l’humanisme chrétien pour l’homme africain. Il est donc urgent que la réflexion théologique se base sur les us des institutions africaines, et opère à l’intérieur des nouvelles élaborations, pour passer des structures traditionnelles respectables, à la synthèse de ses " ambiguïtés " que nous avons relevées. Le tout doit se faire à la lumière révélatrice de 1’Évangile.

L’inculturation de l’humanisme chrétien

Si nous admettons que l’inculturation dit : " Dieu CET homme ", cette demande, doit toucher l’homme africain dans son intégralité.

Dans son Exhortation Apostolique post-synodale Ecclesia in Africa (n. 68), le pape Jean-Paul II écrit : " Le développement humain intégral –développement de tout homme et de tout l’homme, spécialement des plus pauvres et des plus déshérités de la communauté – se situe au cœur même de l’évangélisation. Entre évangélisation et promotion humaine – développement, libération – il y a des liens profonds.

Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet, aux questions sociales et économiques. Liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. "

Cette citation en dit long sur le sens du vrai visage que l’inculturation de l’humanisme chrétien doit prendre en Afrique noire. Il est inutile de rappeler ici que, comme des vagues houleuses, puissantes et destructrices, la misère, la faim, les guerres, les maladies, le sous-développement endémique, l’analphabétisme, etc… sont le lot quotidien des peuples africains, toutes les cultures confondues. L’Église qui, jusqu’à présent, est la seule voix des pauvres et leur défenseur, doit poursuivre contre vents et marrées son travail d’évangélisation qui s’entend ici comme une humanisation d’abord du cœur de l’homme. " Le cœur de l’homme est compliqué et malade, dit Jérémie. Qui peut le connaître ? Moi, le Seigneur , qui pénètre les cœurs et qui scrute les reins… " (17, 9-10).

Le message de l’Évangile vise non seulement la conversion de l’homme total, mais aussi son épanouissement humain. Dès lors, aucun aspect de la vie sociale et politique ne peut être négligé aussi longtemps qu’il peut aider à promouvoir l’enracinement de la Bonne Nouvelle et le bonheur de l’homme africain.

La recherche des nouvelles structures entraîne automatiquement des changements, des bouleversements nécessaires à sa crédibilité et à la participation effective de tous les membres de la communauté chrétienne en Afrique.

Ces structures sont d’abord une promotion solide des communautés ecclésiales vivantes dans les quartiers de chaque paroisse. L’inculturation doit passer par là avant d’atteindre les masses. Elles sont ensuite une vigilance accrue du rôle de la famille, du respect de la vie et de l’amour.

Elles sont enfin une consolidation de la solidarité et du partage entre les africains. La vie communautaire reste dans les sociétés africaines le lieu où l’humain exprime sa vocation au don de soi et à l’attention à l’autre. Le continent africain n’a pas toujours été celui d’humiliés, de reniés et d’opprimés. Il a connu et connaît encore une forme de vie communautaire, où l’homme et la femme sont partie intégrante de l’humanité. C’est pourquoi l’inculturation de l’humanisme chrétien doit tenir compte de tous les aspects de l’environnement qui ont trait à la justice, à la paix et à la sauvegarde de la création.

À l’approche du troisième millénaire, les spéculations vont bon train sur l’avenir du continent africain face à l’équilibre mondial qui se cherche. Les seuls défis que les différentes identités culturelles en Afrique sont appelées à relever ne sont pas la peur du lendemain, mais l’optimisme, qui a trait au message de l’Évangile : par la conversion des cœurs et le partage tout est possible.

La rencontre de l’Évangile avec les cultures et les civilisations de tous les temps a permis à l’Église, dès les débuts de l’ère chrétienne, de ne pas s’identifier complètement avec un seul peuple, ou avec une civilisation, et ainsi de pouvoir, d’une part, organiser l’annonce de l’Évangile à tout le monde et, d’autre part, éviter la fermeture mortelle dans un vase clos, considérant le monde seulement comme porteur du mal. L’inculturation de l’Évangile rend à l’homme africain sa dignité et son identité, car l’Évangile bien vécu rend de plus en plus humain ceux qui par leurs promesses baptismales doivent devenir de plus en plus divins.