Construire la Cité de Dieu au coeur de la société séculière

S.Ecc. Mons. Joseph Doré, Arcivescovo emerito di Strasburgo

Le thème de mon intervention, qui est aussi celui de notre Instrumentum laboris −« L’Église et le défi de la sécularisation »−, nous invite à examiner comment se rapportent l’un à l’autre d’une part l’Église et tout l’ensemble de croyances, de pratiques, de rites et d’institutions qui lui donnent forme et corps, et d’autre part le phénomène appelé sécularisation qui, « comportant une autonomie croissante du profane, est un fait marquant de nos civilisations occidentales » (Paul VI).

Nous savons bien qu’il y a eu une époque où, même dans notre civilisation occidentale, s’exerçait une prévalence, pour ne pas dire une prédominance, du religieux et du sacré. Mais nous savons tout aussi bien qu’aujourd’hui, et cette fois y compris en-dehors de l’Occident, il n’en va plus de même. Et c’est bien pourquoi c’est précisément en terme de défi qu’on nous convie à réfléchir présentement sur la manière dont se rapportent, et peuvent mieux se rapporter les uns aux autres, Église et croyances d’un côté, société profane et sécularisation de l’autre.

Si cet exposé liminaire ne vise certes pas à traiter exhaustivement l’important sujet qu’énonce son titre, il se propose en somme de le "mettre en perspective" en l’abordant sous l’angle précis du défi que la sécularisation est susceptible de représenter pour la foi chrétienne et pour l’Église – défi tout à la fois aux plans socioculturel, théologique et pastoral.

Je procéderai en trois ou plutôt quatre étapes :

–  J’inviterai d’abord à jeter un regard sur le premier versant, celui de la sécularisation, celui dumonde sécularisé.

–  Suivra un second regard portant, lui, sur l’autre versant, celui de la religiosité ou de lacroyance, celui de la foi, qui est bien entendu également celui de l’Église elle-même.

–  Reconnaître ainsi les positions en présence, essayer de les caractériser avec une suffisante précision, ouvrira réalistement la voie à une troisième partie, à laquelle il incombera alors de présenter les considérants théologiques, les éléments doctrinaux, les propositions de foi qui pourraient nous permettre, ayant analysé la situation, de réduire la conflictualité qui la marque, en nous donnant de meilleures chances de mieux positionner l’un par rapport à l’autre les partenaires qui s’y affrontent.

–  Il reviendra pour finir à une quatrième partie, qui se présentera plutôt simplement à vrai dire comme une conclusion et une ouverture, d’esquisser quelques jalons destinés à nous acheminer vers les propositions pastorales que nous aurons à formuler (et dont nous aurons donc à débattre) dans la suite de cette Plenaria.

I. – Regard sur le phénomène complexe et contrasté

     de la sécularisation aujourd’hui

Nous nous intéressons d’abord à la sécularisation, c’est-à-dire à ce phénomène qui se présente comme un amincissement, un effacement, voire une disparition plus ou moins marquée, plus ou moins progressive, du divin, du sacré, de la religion, de la foi, de l’Église… au sein du monde, de la société et de la culture de notre époque. De ce point de vue, la situation présente apparaît à la fois d’une grande variété et en évolution constante.

1.  Une situation assez nette, mais complexe

Il n’est pas nécessaire de s’exercer longtemps à l’analyse du champ où s’exerce la sécularisation, à savoir « le monde » comme tel, la société civile et politique –disons : l’espace de « la profanité »−, pour remarquer à quel point il apparaît caractérisé non seulement par un certain nombre de facteurs divers, mais encore par une évolution assez complexe de chacun d’eux et de leurs rapports entre eux.

a. Croissance du nombre des « sans-religion »

Une première donnée caractéristique de notre situation et de son évolution est frappante : le nombre de ceux qui se déclarent sans religion va croissant dans nos sociétés. Nous avons certes depuis longtemps constaté un certain fléchissement de la pratique chrétienne et, plus précisément, de la régularité de la fréquentation liturgique. Nous avons enregistré aussi la crise des vocations sacerdotales et religieuses, la moindre participation des enfants à l’enseignement catéchétique et, d’une manière générale, le recul spectaculaire des connaissances religieuses chez nos contemporains. Nous savons par ailleurs la fréquence d’une déclaration du type : "Je suis croyant mais non pratiquant", et le poids d’indifférence grandissante qu’elle traduit.

Mais tout autre chose est désormais en cause: il ne s’agit plus de « sans-religion » qui ont eu un rapport avec la religion, qui ont donc malgré tout gardé des connaissances à son sujet… mais qui, par la suite et avec le temps, s’en sont plus ou moins totalement et plus ou moins définitivement écartés. Il s’agit de gens, et de plus en plus nombreux parmi les jeunes semble-t-il, qui n’ont jamais eu de comportements religieux – identifiés en tout cas –, jamais eu d’attaches directes avec des institutions ni catholiques, ni protestantes, ni juives, ni autre chose encore, et qui n’ont donc de fait aucune réelle connaissance en matière de foi ou de doctrine religieuse. Et cela fait, bien entendu, une différence considérable avec ce que j’ai enregistré tout à l’heure comme un constat patent, largement partagé. Nous n’en sommes pas toujours suffisamment conscients. Tout se passe là, et c’est la première chose qu’il nous faut enregistrer, comme si le religieux, le sacral, le sacré avait pratiquement disparu, était comme inexistant, paraissait absolument sans signification en tout cas, pour un nombre croissant de nos contemporains, dont un certain nombre figurent même éventuellement parmi nos proches.

b. Évidence répandue de la non-évidence du « religieux »

Ce premier trait –croissance du nombre des « sans-religion » au sens que j’ai précisé– s’accompagne d’un autre, qui en aggrave encore la portée. Il me semble qu’on peut le caractériser comme l’évidence, qui se répand de plus en plus,  de la non-évidence du religieux.

De l’ignorance du religieux ou, plutôt, de la non-évidence de l’existence du religieux, on glisse facilement à l’évidence de sa non-existence. On s’interroge alors ainsi face aux propositions de « la religion » : "Mais où va-t-on nous chercher tout cela ? Qu’avons-nous à faire, à vrai dire, de tout cela ?" Et non seulement ce genre de réaction devant l’univers des croyances paraît croître aujourd’hui, mais il entraîne au moins deux attitudes elles-mêmes de plus en plus courantes : l’extension du pseudo-savoir anti-religieux et la dérision.

D’une part, on voit, face au religieux, s’afficher une prétention péremptoire au nom de laquelle on estime en avoir toujours-déjà une interprétation déconstructrice, dissolvante, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. Les « maîtres du soupçon » (Marx, Freud, Nietzsche, etc.) sont passés par là, bien sûr. Leur discours déconstructeur, démythificateur, désacralisant, constitue comme la "rumeur de fond", le bruit de fond de toute notre époque, dans notre société et notre culture – bref la "toile de fond" à partir de laquelle, tout spontanément, beaucoup abordent désormais ce qui, de près ou de loin, a trait au "religieux". Les multiformes relativismes qui se sont multipliés à partir de là ont pour effet qu’on dénonce a priori toute transcendance. Et il arrive fréquemment qu’on ne la dénonce même plus : on en a, tout simplement, perdu le sens ; elle paraît n’avoir plus aucune place possible dans la configuration contemporaine du "pensable disponible". Impensée, elle est alors de soi tenue pour impensable.

Dans le même ordre de choses, à partir de diverses informations plus ou moins fondées dans l’ordre des sciences humaines, et spécialement en histoire ou en psychanalyse par exemple, n’importe qui peut se prétendre autorisé à dénier toute consistance réelle, et donc toute spécificité effective, au religieux, y compris bien sûr au religieux chrétien. Ce qui s’est passé autour du Da Vinci code est à cet égard fort révélateur : pour un très large public, l’évidence était que c’était le roman qui avait raison contre ce qu’auraient, bien entendu, caché les chrétiens ! En somme, chez un certain nombre de gens, et bien au-delà −ou plutôt bien en-deçà− de quelque discipline scientifique que ce soit, tout se passe comme s’il semblait admis qu’on ne peut pas être à la fois moderne, savant, honnête … et croyant.

D’autre part, on doit bien enregistrer une montée de la dérision. Dans les journaux, les livres, bandes dessinées comprises, à la radio, à la télévision, sur Internet, les ricaneurs se déchaînent et font feu de tout bois pour ridiculiser tout dogme, et finalement pour disqualifier non seulement les doctrines chrétiennes, mais également ceux qui les professent ou s’en réclament, et à plus forte raison ceux qui s’en présentent comme les gardiens et les garants. On le sait bien, une bonne manière de désamorcer voire d’évacuer ce qui vous dépasse et pourrait vous gêner, est de le tourner en ridicule. Dans certains milieux la caricature est, en ces matières, le dernier mot. Cela se vérifie probablement plus encore vis-à-vis du christianisme (principalement sans doute sous sa forme catholique) qu'à propos du judaïsme et de l’islam.

c. Déclenchement d’une forte hostilité

Troisième trait de l’évolution assez complexe que je suis en train d’épingler : on a vu aussi se déclencher une hostilité plus forte que jamais sans doute à l’égard du religieux et, plus largement, du sacré ou du sacral. La source non pas unique mais principale de cette hostilité à laquelle nous assistons paraît être la suivante. De plus en plus de nos contemporains estiment que les religions –certains disent même : la religion comme telle– sont de fait, et probablement de plus en plus, source d’intolérance et de violence entre les individus, et même à l’échelle de l’ensemble d’une société. "Comment voulez-vous, estime-t-on de ce côté, que quelqu’un qui croit que sa religion le met en rapport direct avec ce qu’il considère comme l’Absolu, ne tienne pas tout le reste, suivant le cas, pour totalement aléatoire, pour parfaitement négligeable, pour intrinsèquement perverti, voire pour radicalement à exclure ?"

Une telle hostilité se manifeste cependant particulièrement là où apparaissent de fortes connivences entre le domaine politique et le domaine religieux. Parfois, mais assez rarement dans notre société française il faut le reconnaître, il s’agit encore de connivences où le religieux prétend expressément régir toute la société, et mettre la main sur le champ politique en général. Mais le plus souvent à vrai dire, il s’agit, tout au contraire, de connivences où c’est le politique lui-même qui prétend inclure des éléments de religion, voire se donner à lui-même des prérogatives religieuses, ainsi qu’on le voit chez beaucoup de ceux qui se réclament des régimes islamistes, et ainsi que plusieurs courants évangélistes américains (non sans écho chez nous) tendent à le faire valoir.

Les réactions qui surgissent devant les tentatives de ce type d’envahissement par le religieux vont parfois si loin que, pour les caractériser, il ne suffit plus de parler de sécularisation, ni de sécularisme, ni d’anticléricalisme, ni même de laïcisme ou d’attitude antireligieuse : il faut bel et bien faire état, alors, d’un intégrisme renversé, d’un intégrisme laïque, d’une véritable contre-religion, qu’on aurait pourtant crus d’un autre temps. D’une religion qui entend se contre-proposer, se mettre à la place de la religion qui avait prétendu tout confisquer. Bref, il s’agit alors d’une attitude qui apparaît finalement elle-même tout aussi assurée de soi, tout aussi convaincue de son bon droit absolu, que peut l’être l’intégrisme proprement religieux. Comment expliquer autrement les déferlements de haine, les effroyables menaces et les guerres quasiment inextinguibles qui ensanglantent des régions entières du globe, et trouvent des répercussions jusque dans nos propres contrées ?

2.  Quelques effets qui portent déjà à se réinterroger

Il n’est pas nécessaire de prolonger ce regard sur l’évolution des attitudes du monde de la sécularisation face au champ du religieux. De la simple prise de distance factuelle enregistrée dès le départ(a) à la forte hostilité déclarée sur laquelle on vient de s’arrêter (c), en passant par une dénonciation ou une remise en cause plus ou moins large et/ou profonde évoquée entre-temps (b), je viens, en somme, de dresser quelque chose comme une "typologie" qui suffit à nous éclairer, pour l’instant du moins. Il nous faut maintenant enregistrer soigneusement quelques effets qui portent, cependant, à pousser plus loin l’observation et la réflexion.

a. Surgissement d’un problème considérable

Parmi les effets préoccupants de cette complexe évolution, il nous faut remarquer en tout premier lieu que les personnes qu’elle affecte vraiment se voient désormais affrontées à un problème qu’il faut bien reconnaître considérable. C’est très joli de contester tout absolu et toute transcendance. Mais on se retrouve alors placé face à cette interrogation énorme : au nom de quoi, s’il en va ainsi, proposer aux autres, à d’autres, des orientations de vie et des choix de société ? Et puis, bien en-deçà encore, comment alors s’engager, soi-même déjà, sur des valeurs capables de donner un vrai sens à sa propre vie, quand bien même on aurait totalement renoncé à les proposer à l’acquiescement d’autrui ?

On ne peut tout de même pas, toujours et partout, pour tous les domaines de l’existence et pour toutes les situations et tous les âges de la vie, suspendre indéfiniment son jugement, différer le moment du choix, se mettre tout le temps entre parenthèses ! Il faut bien de temps en temps, quand même, s’expliquer avec soi-même sur les considérants et les raisons de certains choix qui exigent une évaluation non évidente à formuler, qui demandent un engagement pour des objectifs parfois bien incertains, qui supposent une espérance dont rien n’assure ici et maintenant qu’elle puisse être effectivement fondée.

En fait, la dénonciation de tout sacré, de tout religieux, de tout transcendant, finit toujours par acculer, à un moment ou à l’autre, à la nécessité de chercher des équivalents ou des substituts. Ainsi voit-on se développer des propositions de « transcendance(s) non transcendante(s) », de « transcendance sans Transcendant », de « transcendance(s) immanente(s) ». De telles désignations ne sont-elles pas à elles seules très significatives ? Elles montrent en tout cas qu’on ne sait plus du tout quelles étoiles peuvent vraiment encore briller au firmament quand on a déclaré le ciel vide. À défaut de Lumières (elles-mêmes estimées alternativement ou plus ou moins aveuglantes ou en voie d’extinction), ne resterait-il alors plus qu’à s’inventer des lumignons, si l’on veut continuer à marcher sans risquer de se voir englouti par la nuit ?

b. Perte du sens de l’intériorité et de la profondeur

Une autre conséquence fréquente de l’évolution de la situation que nous avons examinée est que l’existence se trouve alors en passe de perdre beaucoup de son intériorité et de sa profondeur. La tentation devient en effet grande de se replier sur le seul immédiat, de privilégier la consommation de ce que l’on a sous la main, et donc la satisfaction à bon compte, avec, toujours, la tentation de s’étourdir dans ce que Pascal appelait le « divertissement », ou dans la simple et multiforme distraction. Ainsi la vie finit-elle par se désenchanter elle-même, et règnent à la fois la superficialité et l’encombrement. Menacent gravement, en tout cas, le manque total d’intérêt réel pour ce que l’on vit pourtant, et l’ennui profond dans l’existence.

À titre d’exemple spécialement révélateur, je peux ici évoquer l’école. Les enfants d’aujourd’hui ont d’un côté des programmes scolaires et des emplois du temps extrascolaires – y compris de loisirs – tels, et de l’autre des conditions familiales telles aussi, qu’ils risquent toujours d’être comme arrachés à eux-mêmes. Plus exactement : de n’advenir jamais véritablement à eux-mêmes, à leurs vraies questions et à leurs vrais désirs, de n’avoir plus ni le temps ni le goût d’accéder à une intériorité personnelle véritable, et aux moyens d'y réfléchir et de la cultiver.

c. Apparition, pourtant, d’une certaine réinterrogation

Malgré ce recul assez général de la profondeur et de l’intériorité, il arrive cependant que dans diverses circonstances –décision importante ou épreuve grave–, on opère quand même un certain retour sur soi. Je l’ai laissé entendre déjà : on ne peut pas toujours éviter complètement de "revenir à soi". Or il est assez frappant que ceux qui s’arrêtent alors un moment pour se réinterroger, pour faire le point, et qui, tout le reste étant dit, examinent alors quelque peu ce qui, malgré tout, compte vraiment pour eux, en viennent de plus en plus souvent désormais, semble-t-il, à reconnaître assez honnêtement qu’au fond ils ne sont pas si assurés qu’ils le disent, de refuser vraiment tout "surnaturel", tout "religieux", toute "transcendance". Certains prétendent même qu’il n’y a pas beaucoup d’athées vrais, car ceux qui se donnaient naguère pour tels en viennent parfois, dans des circonstances très particulières, à ce genre d’aveu : "Au fond, je ne suis pas si assuré que cela de mon incroyance !" Un certain nombre reconnaîtront ainsi que se déclarer eux-mêmes sans religion ne signifie pas qu’ils s’estiment et se veulent sans croyance, ni même sans spiritualité. Plusieurs peuvent même alors avouer très clairement qu’ils en sont arrivés àdouter expressément de leur propre incroyance.

En somme, de même que dans un monde où la croyance régnait largement, on pouvait être conduit à douter de sa propre croyance, de même, dans une société où tout s’est inversé et où tant de choses, au contraire, sont ou apparaissent sécularisées, il n’est pas rare qu’on en vienne à problématiser sa propre incroyance … quand bien même on continue pourtant, à l’occasion, de la déclarer.

d. Déploiement d’une religiosité plus ou moins sauvage

Une fois la porte ouverte, la "machine" peut se relancer ! Chez un certain nombre de ceux qui en sont ainsi venus à douter de leur incroyance, on peut assister à une sorte de reprise à nouveaux frais de la question de la croyance. Si rien ne l’impose plus, ni contrainte sociale plus ou moins généralisée, ni pouvoir plus ou moins occulte, la croyance peut retrouver un attrait. Elle peut même en arriver à se débrider, et se mettre à déferler. Ainsi, dans ce monde pourtant à l’évidence sécularisé, totalement désenchanté, voit-on se développer une religiosité sauvage, incontrôlable, étrangère à toute régulation.

Je n’insiste pas sur ce point, tellement il est devenu évident aujourd’hui. J’en souligne seulement un aspect particulier. Ne voulant pas renoncer à la croyance alors que pourtant ils prennent de fait distance par rapport à ce qui les insatisfait dans leur propre confession religieuse, certains pratiquent alors l’amalgame. Restant intéressés par le religieux et relancés dans leur intérêt par la sécularisation générale, ils prennent le parti de faire leur choix, de trier au sein de la palette désormais si diversifiée qui s’offre à eux en matière religieuse. Un peu de zen japonais par-ci, un peu de réincarnation bouddhiste par-là et puis, dans le même temps, par exemple, toujours la référence à Jésus, un bout de prière à Marie ou à tel ou tel saint ou sainte, et même peut-être, pourquoi pas, la référence à un "divin" un peu paternel !

3.  Ouvertures nouvelles sur le front de la sécularité

Notre point d’aboutissement présent est, reconnaissons-le, assez paradoxal : alors que nous avons, au départ, très honnêtement diagnostiqué un rétrécissement du champ de la/des croyance(s) dans notre monde, voici que nous sommes bien obligés d’en enregistrer au point d’arrivée une certaine relance, et tellement effervescente même le cas échéant, qu’elle peut aller jusqu’à récuser tout contrôle à son endroit. Ce n’est pas tout pourtant car, à côté et au-delà des effets, dont certains fort préoccupants, que je viens d’enregistrer, il nous faut bien constater, en parallèle, ce qu’on pourrait considérer –toujours dans ce monde par ailleurs tellement, et de plus en plus, distancié du religieux– comme des ouvertures nouvelles. J’en retiens trois.

a. Au plan global, une attente déclarée vis-à-vis des instances religieuses

En France en tout cas, on ne peut pas manquer d’être frappé par la fréquence et par l’insistance de demandes de prise de position adressées aux représentants des Églises et des cultes sur tout ce qui concerne les grands "débats de société". En d’autres espaces politiques – Italie ou Espagne, par exemple – la situation est sans doute différente, mais chez nous c’est assez net. Des responsables politiques ou sociaux souhaitent notre prise de parole dès qu’un problème se pose, où des valeurs humaines fondamentales entrent en jeu. Ainsi en va-t-il, par exemple, pour les recherches en bioéthique, les interrogations soulevées par le commencement et par la fin de la vie humaine, les questions de guerre et de paix, de justice et de violence, ou bien pour celles qui concernent l’attitude à tenir vis-à-vis des sans-papiers, des sans-abris, des criminels récidivistes ou des malades mentaux.

Cela ne veut certes pas dire que beaucoup de ceux, politiques ou non, qui réclament de telles interventions dans le débat en cours, les mettront en œuvre par après ! Mais tout se passe souvent comme si, aussi indépendants et sécularisés qu’ils se veuillent, nombre de décideurs sociaux et politiques avaient besoin de se voir indiquer des repères de la part de telles instances… quitte, le cas échéant du reste, à en prendre le contre-pied : "Qu’est-ce que dit là-dessus le « magistère » catholique ?" Tout se passe souvent comme si l’on avait, malgré tout, besoin que ces instances se soient d’abord exprimées, pour pouvoir ensuite prendre les décisions qu’on estimera fondées au titre de la responsabilité politique qu’on a conscience d’avoir à exercer, et − l’on ne se prive pas éventuellement de le faire savoir − dans une optique tout à fait séculière.

b.  Au plan des individus, une montée de l’écoute voire de l’admiration

     pour des personnalités marquantes

 

Deuxième trait significatif d’ouvertures nouvelles de la profanité dans son évolution d’aujourd’hui : des admirations déclarées pour de grandes figures religieuses. Citons seulement ici, pour notre pays, l’abbé Pierre, longtemps présenté comme la personnalité la plus estimée et la plus aimée des Français, et Sœur Emmanuelle ; et, à l’échelle mondiale, Mère Teresa et Jean-Paul II. Inutile d’épiloguer tant c’est clair, n’est-ce pas ?

Toujours au titre de ces signes d’une attention portée à des personnalités religieuses ou liées à la religion, mais en débordant beaucoup à nouveau l’espace français, on peut signaler l’attention récemment portée à deux personnalités de grande dimension internationale : Ingrid Bettancourt d’un côté, Tony Blair de l’autre. Concernant la première tout d’abord, il est frappant que tous les médias ont fait écho : d’abord aux remerciements qu’elle a directement adressés à Dieu (en même temps qu’aux hommes) lors de sa libération, ensuite à ses propos sur le soutien qu’elle a trouvé dans la force de la prière tout au long de sa détention en Colombie, enfin à l’ « expérience extraordinaire » qu’a représentée pour elle, quelque temps après son retour, sa rencontre avec Benoît XVI, cet « homme de Dieu [qui l’a écoutée] de telle manière qu’il a élevé vers le haut [son] histoire ». Propos d’autant plus suggestifs sans doute, qu’interrogée sur le fait qu'elle est par ailleurs divorcée remariée, elle n’a pas cru devoir taire complètement son interrogation en cette matière sur l’attitude d'une Église catholique à l'égard de laquelle elle déclarait pourtant son attachement résolu (La Croix, 10 août 2008).

Quant au second, Tony Blair, tels sont les propos que, dans sa série « I have a dream »Le Monde lui attribuait en son numéro du 22 juillet 2008 :

       « Pour un leader politique britannique, parler de sa foi est toujours suspect, et même très mal vu. Dans mon cas personnel en tout cas, j’ai trouvé cela difficile. Et cela me révolte. Ce n’est tout de même pas quelque chose dont on devrait avoir honte ! C’est un pôle essentiel de notre vie, et l’on devrait pouvoir en parler simplement, sans que cela soit jugé ridicule ou réactionnaire, et sans donner l’impression de remettre en question les fondements d’un État laïque. Cela fournirait d’ailleurs aux électeurs des clés pour mieux comprendre le caractère et la motivation de leurs leaders.

       Comment imaginer en effet que leur foi n’affecte pas leur action politique ? C’est impossible ! Ma foi est le point d’ancrage de mes convictions, elle fonde les valeurs auxquelles je me réfère, elle forge ma vision de l’humanité. Mon engagement pour l’Afrique ou mes positions sur le problème du changement de climat en sont clairement le reflet. En revanche, qu’on n’essaie pas de décrypter l’ensemble de nos décisions quotidiennes par la présence de la religion ! Ce serait absurde. Je n’interrogeais pas Dieu en permanence ! »

Et l’ancien Premier Ministre de préciser : « On ne peut pas prétendre gouverner le monde sans comprendre ce qui touche les peuples, et correspond à leur irrésistible aspiration à une spiritualité. »

Entendons-nous bien ! Je ne suis pas en train de vouloir prouver une thèse : par exemple que l’incroyance ou l’indifférence seraient décidément en recul dans le monde d’aujourd’hui puisque de tels propos, émanant de telles personnalités, recueillent un tel écho. Je me contente d’enregistrer que, dans le monde qui est le nôtre –nous sommes bien, en effet, "dans le monde" avec les figures évoquées : actions humanitaires, grandes responsabilités politiques, engagements médiatiques marqués–, à côté d’avatars nombreux et inquiétants de la religion ou du religieux en général, et bien au-delà du fameux et suspect "retour du religieux", on ne peut pas ne pas enregistrer toujours et encore, et fût-ce de manière assez inédite, quelques indicateurs nouveaux d’une réelle présence, et peut-être même d’une certaine relance, du religieux et de la religion.

c. Au plan officiel, une  forme de "reconnaissance" inédite

Au titre toujours des "ouvertures nouvelles", et après celles qui viennent d’être relevées successivement au plan "global" puis au plan des individus, il convient de relever un troisième type, qui nous situe carrément, lui, à un plan tout à fait officiel et même, à vrai dire, au plan du gouvernement français lui-même.

On le voit bien avec le "fait islamique", mais cela a produit des conséquences pour l’ensemble de la religion et plus précisément pour la place reconnue et faite à l’ensemble des religions dans la société. C’est tout à fait clair : l’arrivée, l’installation et la présence massive de musulmans dans notre pays, a contraint un certain nombre de politiciens et de sociologues à sortir de la thèse séculariste selon laquelle, le religieux et la religion représentant toujours très évidemment une menace pour les libertés publiques, il faudrait désormais décréter que, s’ils devaient ou pouvaient néanmoins subsister un temps encore, ce ne pourrait être qu’à l’impérative condition de rester strictement cantonnés dans le sanctuaire intime de la conscience individuelle. Et si de la sorte cette position tranchée s’est trouvée ébranlée avec l’arrivée et l’implantation de l’islam, elle l’a été aussi avec l’apparition et la diffusion des sectes et, plus généralement, avec la multiplication des petits groupes religieux. Avec ces nouveaux phénomènes et courants en effet, il a bien fallu admettre, contre la théorie laïciste donc, que la religion non seulement gardait et garde encore une place importante chez un certain nombre d’individus, non seulement pourrait et peut ici ou là se recruter assez bien et constituer de petits groupes bien vivants, mais avait et a bel et bien une dimensionsociale, et qui s’impose même désormais avec une certaine massivité.

Faut-il s’étonner, alors, qu’une telle évolution ait fini par conduire à l'idée que, gardant bel et bien toujours, de fait et qu’on le veuille ou non, une forme d’existence et une dimension sociales, "la religion" méritait bel et bien un certain type de "reconnaissance", quitte bien sûr à assortir cette dernière d'un certain type de "contrôle" ? C’est ainsi, en tout cas, qu’on en est venu, en France, à souhaiter et favoriser la constitution d’un groupe représentatif des citoyens de religion musulmane (les « Musulmans de France »), et à reconnaître et recevoir comme partenaire qualifié, au niveau proprement gouvernemental, une délégation musulmane constituée en bonne et due forme.

Or, cela ne s’était jamais produit dans notre pays pour la religion catholique ! Le contexte ayant changé, vint pourtant finalement à se produire ce qui n’avait jamais été pensable jusque là, à savoir que les autorités de notre Église purent obtenir d’être très officiellement et régulièrement reçues par le chef du Gouvernement français le socialiste Lionel Jospin à l’époque, avec à leur tête le Président de la Conférence épiscopale et le Nonce apostolique. Moyennant quoi, du reste, les protestants eux-mêmes, qui avaient cru bon de reprocher aux catholiques cette espèce de cléricalisme, cette sorte de connivence suspecte avec le pouvoir politique, en sont vite venus à réclamer le même traitement pour eux aussi, et l’ont obtenu  à leur grande satisfaction, bien entendu …

II. – Regard sur le champ de la religiosité / de la croyance

Il est temps de passer maintenant sur notre second versant, le champ de la religiosité et de la croyance. Là aussi, s'impose le constat d’une grande diversité de facteurs contrastés, dans une situation en grande mutation.

1.  Une situation en évolution constante

a. Maintien mais diversification grandissante du religieux

Un premier trait majeur à enregistrer ici est non seulement − malgré tout ce qui paraît le mettre en péril aujourd’hui −,  le maintien du religieux dans notre société mais bel et bien sa diffusion et sadiversification grandissante, pouvant aller même jusqu’à l’éclatement. Dans un pays comme la France, où le catholicisme a été si amplement majoritaire à travers les siècles, il ne faut plus seulement reconnaître leur place au protestantisme classique et au judaïsme (actuellement 500.000 représentants pour ces derniers, qui représentent d’ailleurs la communauté juive la plus importante d’Europe). Il faut désormais enregistrer aussi l’importance considérable du fait musulman : ceux qui se réclament de l’islam seraient chez nous plus de quatre millions ; ils représenteraient donc entre 4% et 5% de la population française. Plus précisément point très important que je n’avais pas repéré jusqu’à la préparation de cet exposé : ils constitueraient à peu près 14% de la tranche d’âge des 18 à 24 ans dans notre pays.

Par ailleurs, au-delà encore du protestantisme classique, luthéro-calviniste, on doit aussi enregistrer la nébuleuse assez éclatée des groupes évangéliques ou évangélistes. Les témoins de Jéhovah, par exemple, ne seraient pas moins de 120.000. Quand j’étais en Alsace, nous avions constitué un "Conseil des Églises chrétiennes" dans lequel nous avions invité à siéger –en même temps que les catholiques, les luthériens, les réformés et les orthodoxes (grecs, russes et roumains–, aussi les représentants des Églises évangéliques libres, au moins celles qui étaient fédérées : elles étaient douze.

Je ne fais que mentionner, enfin, les religions orientales, spécialement le bouddhisme, qui serait en montée constante, particulièrement dans sa variante tibétaine : il y aurait en France au moins 600.000 bouddhistes, dont 100.000 environ d’origine "française autochtone".

b. Une sécularisation croissante à l’intérieur même du religieux

L’analyse ne s’arrête pas là dans le champ de la croyance ! Ce n’est pas pour rien −on va le vérifier plus nettement encore− que, d’emblée, j’ai cru devoir faire état d’une « grande complexité » dans la situation globale que nous examinons. Cette situation est à vrai dire si diverse et si contrastée qu’elle en est même devenue tout à fait étonnante. Si, dans la société civile sécularisée, on tient désormais davantage compte du religieux, si même on ne peut pas ne pas faire à ce religieux comme tel une certaine place ainsi que nous avons pu le vérifier à l’instant, si les formes et les institutions religieuses apparaissent plus diversifiées que jamais, au sein même de certaines religions en revanche, la nôtre comprise, on assiste au contraire à une sécularisation croissante du champ qui est proprement celui de la croyance elle-même et de ses expressions.

On peut sans doute dire qu’on est face au développement d’un processus "sécularisationnel" qui affecte les institutions religieuses et ecclésiales les plus essentielles, et qui va jusqu’à concerner les consciences mêmes des croyants.

Ainsi, des gens qui peuvent continuer à se déclarer croyants et croyants catholiques, et à se laisser enregistrer sans problème comme de confession catholique, en sont arrivés : à laisser totalement de côté, parfois de propos tout à fait délibéré, des pans entiers de la doctrine catholique, à négliger totalement les prescriptions ou recommandations de la hiérarchie de leur Église en matière de morale (économique ou sexuelle), à ne plus faire ni baptiser ni catéchiser leurs enfants, à ne plus se marier ou à différer très longtemps le temps de leur mariage, voire à s’accommoder d’obsèques civiles pour de proches défunts, etc. Ainsi  encore a-t-on vu certains célébrants en prendre à leur aise avec le rituel liturgique au point que les lectures sont trafiquées, la présidence plus ou moins escamotée, etc., avec pour résultat que tout caractère de "sacré", voire toute dignité du "culte", quelle que soit la désignation qu’on retienne ici, paraissent bel et bien négligés, sinon quelquefois purement et simplement évacués. Ainsi a-t-on également vu naguère des clercs, des religieux, des religieuses, adopter en paroles et en actes des positions par lesquelles ils donnent l’impression de s’aligner (quasi-)totalement sur les mentalités ambiantes, sur les comportements généralement admis autour d’eux et sur les opinions couramment reçues dans leur environnement ...  Il n’est pas besoin d’être "intégriste" ou "réac" pour devoir en convenir.

c. Des réactions d’auto-défense caractérisées

Devant une évolution pareillement complexe, on ne peut guère s’étonner de voir prendre de l’importance, toujours du côté de la croyance, un type de réaction adopté comme moyen de résister à cette vague de fond du sécularisme qui a ses répercussions jusque dans l’Église. Dans le souci d’arrêter la débâcle que l’on ressent et de maintenir la croyance religieuse envers et contre tout ce qui la menace de l’extérieur ou la mine de l’intérieur, on assiste à une montée des purismes, des exclusivismes, des traditionalismes, des conservatismes, des intégrismes, des fondamentalismes, des extrémismes. Intransigeance accrue et large condamnation dans l’ordre moral, crispation sur "la tradition" (ou sur ce qu’on tient pour tel) et anathémisations faites dans le domaine doctrinal, tentatives de re-sacralisation à outrance au plan liturgique, etc. Une telle montée "réactionnaire", voulue comme une auto-défense tous azimuts, se vérifie dans quasiment toutes les religions et confessions religieuses, y compris la nôtre bien entendu, avec des risques d'intolérance, de violences de tous ordres, et une montée croissante des peurs des uns vis-à-vis des autres.

Si donc le tableau était contrasté du côté du monde de la sécularité, il ne l’est pas moins du côté de la croyance, de la religion et, bien entendu, du côté de l’Église dans la société. Cela va d’un déferlement sans précédent du religieux à des réactions crispées voire à des violences intégristes, en passant à la fois par une valorisation assez inattendue par le partenaire extérieur, mais aussi par une dégradation interne plus ou moins marquée. On le voit clairement : ici, sur le plan de la croyance comme auparavant sur celui de la profanité, il est possible, au bout du compte, d’établir une "typologie" assez rigoureuse, et tout aussi contrastée que la précédente. Faut-il dès lors tellement s’étonner que puissent apparaître, également, de nouvelles chances ?

2.  De nouvelles chances du côté de la foi

a. La chance redonnée d’un véritable choix

Dans un tel contexte, une première chance se profile. Lorsque la religion ne paraît plus s’imposer, lorsqu’au contraire c’est l’irréligion et le sécularisme qui prétendent faire la loi, et que pourtant le besoin religieux se remet à surgir ici ou là de temps en temps, fût-ce selon une bien grande diversité et avec de nombreuses ambiguïtés, puis à se diffuser assez largement, la religion finit par apparaître comme relevant d’un choix véritable. Elle peut même alors prendre les traits d’un juste mouvement de protestation contre un ordre établi, comme une audace nouvelle par laquelle on peut se démarquer, faire preuve d’originalité, introduire du nouveau… Or, tout cela ne manque pas d’attrait, auprès des jeunes en particulier.

Et, notons-le bien, dans une évolution de ce genre de l’interrogation religieuse, beaucoup de gens qui l’expérimentent, et surtout sans doute parmi les jeunes, ne font plus guère de complexes vis-à-vis des préventions et des interdits que d’autres continuent de manifester mordicus à l’égard du religieux. Ils se refusent totalement à céder à l’intimidation : "Vos convictions soi-disant définitivement établies par les Lumières, vos belles théories contestataires, gauchistes ou libertaires, vos grands idéaux révolutionnaires (marxistes-léninistes, maoïstes, trotskystes ou autres), que sont-ils maintenant devenus ? Qu’est-ce que tout cela, additionné, nous a finalement apporté comme résultats, tant au plan personnel qu’au plan collectif,  et tant au niveau international qu’au niveau planétaire ? Qu’en a-t-il réellement résulté comme fruits de liberté personnelle profonde, de bonheur partagé, de justice sociale, de paix mondiale et de sauvegarde de la planète ?"

b. Un processus de reconfessionnalisation

Dans certains cas, on va plus loin. On s’engage en quelque sorte dans ce qu’on peut appeler un processus de reconfessionnalisation positive qui peut représenter une deuxième "chance nouvelle". On s’aperçoit bien que, dans le désert spirituel qu’entraînent la sécularisation et le sécularisme qui menace toujours, on ne peut pas s’en sortir tout seul. On se retourne alors vers ce qui pourrait demeurer, au-delà de toutes les débâcles et de toutes les remises en cause qu’il a bien fallu traverser. On revient vers l’oublié, le rejeté, le refoulé pourtant toujours ressurgissant, de la croyance et des religions.

"Maman –interroge la petite fille–, Deborah dit qu’elle est juive, Fatima dit qu’elle portera le voile quand elle sera grande parce qu’elle est musulmane. Maman, ma religion à moi, c’est quoi ? " Ainsi voit-on des jeunes revenir à la prière, participer à des pèlerinages, s’agréger à des groupes de réflexion, de méditation, de célébration, redécouvrir le sacrement de la réconciliation, pratiquer pendant des heures l’adoration eucharistique silencieuse  toutes choses que, bien entendu, on aurait crues totalement inenvisageables il y a encore bien moins de vingt ans, n’est-ce pas ? Et ainsi voit-on des laïcs, des chrétiennes et des chrétiens, s’engager à nouveau dans la société civile et dans le champ politique au nom même des valeurs religieuses qu’ils professent, et non plus d’une manière totalement indépendante d’elles, et à plus forte raison pas contre elles. On voit, qui plus est, nombre d’entre eux s’inscrire pour des formations doctrinales et même préparer des diplômes en théologie, et/ou se mettre à la disposition de leur paroisse ou de leur mouvement pour accomplir de vrais services d’Église  des services éventuellement reconnus par lettre de mission officielle de leur évêque ; et cela aussi bien dans la catéchèse et dans l’action caritative que dans l’animation liturgique.

c. Des facteurs de crédibilité

Tout le reste étant dit, trois facteurs paraissent de plus en plus favoriser et soutenir ce qu’on peut appeler un processus non pas seulement de retour à la croyance, à la religion, à la confession de la foi, mais bel et bien un processus de « reconfessionnalisation ». Il suffira pour l’heure de les signaler brièvement.

− Plaide tout d’abord en faveur du christianisme ou, plus précisément, de l’Église, sa grandehistoire, sa permanence à travers les âges. Même là où "la tradition" continue de faire l’objet de procès et de contestations, il n’en reste pas moins qu’en ce temps de toutes les débâcles, on n’est plus porté comme on le fut à tenir pour rien, et donc à négliger, des doctrines, des comportements et des institutions qui ont traversé vingt siècles. La stabilité, la permanence, la vitalité maintenues et sans cesse relancées à travers tant de crises et d’écroulements paraissent comporter, malgré tout, une certaine crédibilité. Avant de brader ce que nous avons reçu de nos pères, retournons-nous vers l’héritage, réinterrogeons-le, et demandons-nous si, tout compte fait et après tout, il ne recélerait pas pour nous des possibilités, des réserves de "sens" comme cela a été le cas pour ceux qui nous ont précédés, lorsqu’ils ont eux-mêmes eu à affronter des crises, à traverser toutes sortes de mises en cause. "Je ne suis pas toujours très assuré dans ma foi et je ne pratique ma religion que par intermittences, dit cet intellectuel père de famille. Mais je tiens à donner une formation chrétienne à mes enfants, car je ne voudrais pas porter la responsabilité d’avoir, par ma faute ou par mon inconscience, interrompu le fil d’une transmission restée vivante jusqu’à moi à travers deux millénaires."

− Ensuite, il faut mettre au crédit de la religion, de la croyance, de la foi chrétienne, son souci et sa culture de la rationalité. Beaucoup d’intellectuels, en particulier, enregistrent avec faveur l’insistance mise par les derniers papes sur le lien nécessaire et réciproque de la foi et de la raison (fides et ratio) : Jean-Paul II, déjà, Paul VI ensuite et, bien entendu, Benoît XVI maintenant, y insistent à plaisir. Si l’intervention de ce dernier à Ratisbonne a, de fait, prêté à équivoque en certains esprits ou dans certains courants, beaucoup se sont au contraire indignés de ce qu’il ait été ensuite comme interdit de parole à La Sapienza « par crainte de le voir conforter l’obscurantisme » ! Et le récent voyage en France, en particulier le discours aux « représentants de la culture » au collège des Bernardins, a bien manifesté, en tout cas, que ce n’est pas en se donnant pour tâche de négliger, à plus forte raison d’humilier, l’intelligence ou la raison des hommes, que ce Pape entend souligner, et valoriser si possible, les chances de la foi dans notre monde.

− Compte enfin, du côté de l’Église catholique plus particulièrement, l’aspect institutionnel et, plus précisément même, l’aspect régulateur. On vient de le dire, on fait effectivement fonctionner la raison, et donc on n’est pas livré au seul fameux et suspect "retour du religieux" déjà évoqué, ainsi qu’à toutes les violences qui peuvent en découler. Mais on n’est pas non plus livré aux aléas de la solitude, et de l’éclatement social qui risque toujours de s’ensuivre. Apparaît lui aussi comme un facteur de crédibilisation majeure le fait qu’existent, dans le catholicisme, des instances à la compétence reconnue pour discerner le vrai, et pour ne l’énoncer jamais qu’en s’efforçant toujours de respecter la liberté de ceux auxquels elles s’adressent, puisqu’il leur revient d’en appeler toujours à leur compréhension, c’est-à-dire à leur intelligence, et donc à leur liberté.

3.  À certaines conditions

Naturellement, pour n’être pas trop incomplet, il convient de ne pas manquer de préciser les conditions auxquelles tout cela apparaît aujourd'hui susceptible d’offrir, dans la durée, de nouvelles chances à la religion et à la foi. Je relève brièvement quelques-unes de ces conditions indispensables, avant de poursuivre la réflexion sur un plan proprement théologique.

a. Nécessité d’un discernement

Dans une situation aussi complexe et contrastée, il n’y a véritablement de chances pour une foi authentique que là où un certain discernement a pu être opéré. Un vague sentiment religieux ou, et à plus forte raison, une exaltation souvent tentée par l’extrémisme, ne sont aucunement à mettre en équivalence avec la foi. Ils risquent même toujours, au contraire, de la compliquer, de la dénaturer, et finalement de la mettre en péril.

Inversement, des positions à première vue fort éloignées de la foi peuvent ne pas exclure une réelle disponibilité voire peuvent, avec le temps, creuser une attente qui pourra découvrir son possible exaucement, et finalement peut-être conduire à une démarche d’adhésion. Cela pourra se produire lorsque d’anciennes préventions viendront à tomber parce que, enfin, l’on aura été mis en situation de découvrir ce qu’il en est de l’authenticité de la démarche de foi.

b. Caractère décisif de la dimension personnelle

Un point est, en lien avec le nécessaire discernement, spécialement important en matière de démarche croyante : cette dernière relève proprement et directement d’une décision personnelle. Autant un certain environnement peut s’avérer porteur, autant il revient à chaque personne, en son âme et conscience et en sa souveraine liberté, de trancher. Ni la généralisation de l’indifférence ou de l’hostilité ni, non plus, la relance, le retour ou le succès de la religion dans un contexte donné, n’exemptent quiconque d’avoir à prendre position par soi-même et à trancher… On a vu des croyants et des saints fleurir sur des terrains quasiment déchristianisés (ou non-christianisés). Et puis, on l’a dit, le fait que la croyance ne soit plus ni imposée par quelque pression que ce soit, ni impulsée par l’environnement, peut tout à fait lui conférer un nouvel attrait : celui, justement, de la nouveauté par et dans la liberté.

Corrélativement, bien entendu, toute entreprise se proposant d’attirer à la foi, ne pourra retenir l'attention que si elle s’impose de respecter scrupuleusement la liberté du partenaire. Aucune évangélisation ne peut se concevoir aujourd’hui, qui ne se préoccuperait pas de remplir une telle condition. Et il ne faut pas manquer de préciser qu'une telle nécessité ne résulte pas seulement des dispositions de nos contemporains et de leurs exigences expresses en matière de respect de leur liberté ; elle représente d’abord et tant mieux si la situation présente nous le rappelle une condition sine qua non de la pure et simple authenticité de la démarche de foi comme telle.

c. Importance d’un contexte communautaire

Troisième condition que l’on retiendra, déjà pour la possibilité et surtout pour la durabilité d’une démarche proprement croyante dans le contexte actuel de la sécularité et de la croyance : si, par sa décision, la personne est essentielle dans l’accès à la foi, elle n’a de chances de venir à cette foi, puis de tenir en elle, qu’à la condition d’être effectivement accompagnée.

Déjà la sollicitation première ne peut venir que d’un groupe de croyants dont les membres apprennent à témoigner de leur foi au dehors. Ensuite, une fois effectuée, une démarche croyante ne pourra se maintenir et croître que si elle reste portée par une communauté qui, la professant expressément, puisse la soutenir dans la durée en chacun de ses membres. Le cas des catéchumènes, dont le nombre est en croissance constante ces dernières années dans notre Église, est sur ces deux points tout à fait instructif. On peut d’ailleurs ajouter que dans le contexte d’une sécularisation assez générale, c’est bien la dimension communautaire qui permettra à la foi de se donner une véritable visibilité, lui méritera une réelle reconnaissance dans le corps social, et lui vaudra, en son sein, une effective crédibilité.

III. – Considérants théologiques

Comment se comporter devant une situation si contrastée, si évolutive : d’un côté un domaine de la sécularité qui, même s’il développe aussi une hostilité redoublée, refait tant bien que mal une place à la religion et à la croyance – qu’on croyait définitivement condamnées –, et de l’autre côté un champ de la croyance et de la religion qui se repositionne tout autrement par rapport au monde et à la profanité, avec certes des risques de se laisser contaminer par la sécularité, mais avec aussi de nouvelles chances par rapport à elle.

Quelles lignes d’action définir ? Quelles orientations pastorales se donner ? C’est bien notre question. Pour y répondre, et cela est naturellement de la plus grande importance aujourd’hui, il faut marquer le temps de la réflexion. Nous nous arrêterons dans ce but à trois éléments essentiels de notre foi : la création ex nihilo, l’Incarnation rédemptrice, l’accomplissement eschatologique.

1.  La création ex nihilo

Le premier élément doctrinal, le premier considérant théologique à faire valoir quand on se propose de réfléchir à la gestion possible et souhaitable des rapports entre profanité du monde ou société séculière d’un côté, et foi chrétienne ou Église Cité de Dieu de l’autre, est la foi en la création. Notre credo ne commence-t-il pas ainsi : Je crois en Dieu le Père Tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible ? Ce premier article de notre foi nous donne déjà une série d’indications et d’orientations précieuses.

a. Tout ce qui existe a un caractère positif

Puisque création il y a, et création ex nihilo, il faut bien considérer que « tout ce qui existe a été fait par Dieu et que rien de ce qui existe n’a été fait sans Lui » ! Or il découle de là une conséquence immédiate : tout ce qui est a un caractère positif, et donc doit être radicalement et constitutivement tenu pour bon. La première page du Livre de la Genèse tient à l’affirmer et à le répéter : Dieu vit que cela était bon. Et dès ses débuts comme à travers les siècles, la tradition chrétienne et catholique a résolument exclu, anathèmisé même, toute forme de manichéisme. Il est à partir de là clair que la première chose que nous avons et aurons toujours à penser au sujet du monde, c’est-à-dire concernant ce qui n’est pas Dieu, est qu’il s’agit d’une réalité fondamentalement positive et bonne, qui mérite radicalement reconnaissance et valorisation.

Ce n’est donc ni par concession, ni par capitulation, ni en cédant indûment à une revendication de ce partenaire qu’est le monde, que nous sommes invités à l’estimer et à l’honorer, mais bel et bien au nom même de notre foi et de ce qu’elle a de plus originaire. Ne nous laissons pas ravir cela par notre partenaire ! Ce qui est ainsi reconnu au monde n’est pas retiré à Dieu. Nous aimons le monde : c’est Dieu qui nous l’a donné. Et, nous devons bien le noter, cela signifie une reconnaissance de la consistancepropre et d’une réelle autonomie du monde. Car ce que Dieu crée, il ne peut le créer que différent de lui et, dans le même temps, que le "poser" face à lui dans une vraie consistance, dans une réalité effectivepropre. Sinon, disons-le, c’est son acte créateur qui, à la lettre, n’aurait pas son effet.

b. Rien ne peut avoir le caractère d’absolu

Une précision s’impose cependant tout de suite : par définition, par essence, par principe, cette réalité, et finalement ce monde tout entier que la doctrine de la création nous convie donc à regarder avec estime et à valoriser, n’a et ne peut jamais avoir quoi que ce soit d’absolu. Tout ce qui n’est pas Dieu n’existe qu’en dépendance du Dieu qui l’a fait surgir et qui ne cesse de le maintenir en dehors du néant ; et donc tout ce qui n’est pas Dieu, ne peut être que relatif, non-transcendant, non-absolu. Quelles que soient sa dignité et sa grandeur, ces dernières ne peuvent être et ne sont effectivement, toujours, quereçues.

c. Le monde a été remis à l’homme

Seconde précision qu’impose la doctrine de la création par Dieu : par la volonté du Créateur lui-même, toute la réalité de ce qui est "notre monde" a été remise à l’homme, confiée à l’homme, pour qu’il assure sa gestion et conduise son destin. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer une nouvelle fois les premières pages du Livre de la Genèse. Bien entendu, autant il est vrai que l’homme se voit confier la gestion et la conduite de tout le créé, c'est-à-dire de "tout le monde" qui l'entoure, et autant il est certain d’autre part que, si Dieu a résolu d’instaurer et de conduire une alliance avec ce monde, il a fait de l’homme son partenaire décisif … autant il est, ou il devrait être, clair, aussi, que la dignité et la maîtrise qui en résultent pour l’homme ne le retirent pas au monde et à la condition créée. Si maître de la création puisse-t-il être, il ne l’est qu’à titre de gestionnaire appelé à rendre des comptes à Celui qui, étant son Créateur, est l’unique Seigneur et le seul Dieu, devant qui il doit se reconnaître responsable.

2.  L’Incarnation rédemptrice

Le deuxième élément doctrinal auquel la foi nous invite à nous référer pour évaluer les rapports du monde séculier et sécularisé avec le domaine de la foi et de l’Église, est le dogme de l’Incarnation rédemptrice.

a. La gratuité redoublée du don de Dieu

Confesser en Jésus la révélation du Fils et Verbe de Dieu venu sur terre pour nous les hommes et pour notre salut – comme nous invite à le faire cette fois le deuxième article de notre credo – est du même coup redoubler la conscience que le destin de l’homme et du monde dont la gestion a été confiée à l’homme, ne saurait aucunement dépendre seulement de l’homme.

Déjà, se produisant ex nihilo, la création représente pour l’homme et pour tout ce qui existe un premier gratuit. Mais il y a bien plus car, de par la volonté de Dieu,  le destin de ce gratuit premier ne pourra de fait se jouer que par l’intervention d’un autre gratuit, d’un gratuit redoublé : par cette gratuité qui se signale précisément dans l’envoi par Dieu de son propre Fils en notre monde. Telle est bien la Bonne Nouvelle qu’apporte l’apparition de Jésus le Christ, puisqu'en lui se révèle ni plus ni moins que ceci : Dieu veut faire de nous ses fils en nous rendant « participants de sa propre nature divine ». Cette donnée est évidemment à prendre en compte elle aussi dans l’évaluation des rapports entre le monde et l’Église. Ou bien, se fermant sur lui-même, le monde et l’homme voudront s’affirmer dans une autonomie totale et refuseront de considérer qu’en Jésus Christ Dieu leur propose sa grâce et son salut ; dans ce cas leur destin se trouvera de fait amputé ou compromis, puisqu’ils ne reconnaîtront pas les perspectives pourtant ouvertes par Dieu dans son plan à la fois créateur et sauveur, et alors l’Église ne pourra que le leur signifier en les alertant sur les risques par là-même encourus. Ou bien le monde et l’homme accepteront de s’ouvrir à la Bonne Nouvelle de Jésus que leur annonce l’Église, et ils devront bien, d’une manière ou d’une autre, se reconnaître dans la position d’avoir à accepter de recevoir de l’Église, au nom de Dieu, quelque chose d’essentiel pour eux, quelles que soient leur propre dignité et leur propre grandeur.

b. En régime d’humanité

Pour autant, le don gratuit de Dieu à l’homme en Jésus-Christ se fait par et dans l’Incarnation du Fils. En conséquence, pour recevoir ce don, l’homme n’aura pas tant d’abord à s’abaisser lui-même pour se conformer aux perspectives que Dieu lui a ouvertes en Jésus ; il aura bien plutôt d’abord à reconnaître que Dieu lui-même s’est abaissé jusqu’à venir à sa rencontre, jusqu’à prendre une véritable chair d’homme, jusqu’à se faire frère de ceux qu’il vient gratifier, devenant « en tout semblable à eux ». Ce que Dieu offre, Il vient l’apporter dans le monde, en se faisant lui-même "mondain".

Là encore, il faudra bien sûr retenir la leçon : Dieu est, certes, totalement transcendant et ses dons sont totalement gratuits par rapport à ceux auxquels Il les destine ; mais en Jésus-Christ, Il a voulu, restant Dieu, n’être pas ailleurs que avec nous, chez nous, parmi nous, afin de nous les donner. Il est, certes, infini, mais Il a justement voulu être infiniment avec nous. Et s’il pourra arriver à l’homme de vouloir entrer en concurrence avec Lui, lui-même a tout fait pour ne pas concurrencer l’homme. Il n'offre à l'humanité de la combler qu’en la respectant pourtant totalement, puisqu’il ne la gratifie qu’en venant à sa rencontre et qu’en se plaçant à son niveau.

On sait bien qu’à travers toute l’histoire et depuis les origines, les chrétiens ont eu peine à admettre vraiment l’humanité réelle de Jésus. Il y a du reste toujours parmi nous des relents sinon dedocétisme, du moins de monophysisme. Et si nous nous efforçons assurément de tenir la pleine unité personnelle du Verbe fait chair, nous ne parvenons pas toujours à tenir, en même temps que la permanence de sa divinité, la vérité plénière de son humanité … Or telle est, ni plus ni moins, la foi christologique de l’Église ! Il n’est donc pas exclu que certains mépris du monde, certaines dévaluations du "temporel" et de l’humain aient en réalité leur racine dans une déviance doctrinale purement christologique. Le risque existe toujours, aujourd’hui, qu’on veuille ré-instaurer un sacré séparé, et qui sépare, au nom d’un divin qui n’est justement pas celui qui s’est révélé en Jésus-Christ, à savoir unpleinement Divin qui s’est voulu et s’est fait, précisément en Jésus-Christ, pleinement humain. Il en a résulté des conséquences graves sur la prise en compte qu’ils ont faite de la valeur de l’homme et de la réalité du monde. 

c. Sous le signe de la Croix, donc sous la marque du péché

Il faut cependant ajouter un point encore à notre considérant christologique : s’il place l’humain, le mondain, le profane, le séculier sous le signe d’une grâce de Dieu qui se fait elle-même pleinement humaine, l’article central de notre credo l’inscrit du même coup sous le signe de la Croix.

Cela ajoute nécessairement un aspect qu’il importe absolument de prendre en compte dans notre évaluation du défi adressé à la foi ecclésiale par le monde et sa sécularisation. Il apparaît en effet par là que l’homme et le monde sont assez radicalement marqués par le péché ! Non pas, certes, au point d’avoir perdu toute "bonté ontologique", comme si le péché avait totalement corrompu la nature humaine (et mondaine) selon ce que prétend par exemple le luthéranisme classique, mais véritablement tout de même, avec la conséquence que, plus ou moins mais réellement, les réalités humaines de ce monde sont toujours à convertir, à redresser, à purifier, et donc toujours, pour une part, à interpeller et à dénoncer.

3.  L’accomplissement eschatologique

Troisième et dernier considérant dogmatique, indispensable lui aussi à notre évaluation : notre credo se termine, à la fin de son troisième article, en reconnaissant la nécessité d’une rémission des péchés (que nous venons du reste déjà d’évoquer) ; mais bien au-delà de cela, il professe de surcroît l’attente de la résurrection de la chair et de la vie éternelle. Une nouvelle fois, il y aura là un éclairage précieux pour notre problématique.

a. Elle passe la figure de ce monde

S’il y aura, un jour, un accomplissement et même une consommation de toutes choses en Dieu, cela veut dire que toutes choses sont, en ce monde, relatives et provisoires. Elles n’existent toujours que selon le régime d’une inéluctable caducité, que sous le signe d’une essentielle fragilité. Elles sont, à la lettre, condamnées à mort à plus ou moins long terme, car « elle passe la figure de ce monde ».

Il n’y a pas à voir là une raison de mépriser ou de déprécier la vie qu’il s’agit de mener en ce monde ; d’ailleurs, pour l’heure en tout cas, nous n’en avons pas d’autre ! Il y a plutôt là, tout au contraire, une belle et bonne raison d’apprécier l’existence temporelle, de la chérir même, justement parce qu’elle ne durera pas toujours. La conscience de la non-éternité de ce monde que Dieu a voulu créer, qu’il nous a donné et où son Fils nous a rejoints, ne peut que nous porter à un juste attachement et même, disons-le, à un vrai amour à son égard.

Ce qui vient d’être dit à propos du monde vaut aussi, mutatis muntandis, à propos de l’Église. Elle n’existerait pas pour nous si elle n’était pas, elle aussi, temporelle, charnelle, mondaine : si elle n’était pas, elle aussi, logée à l’enseigne du temps et du monde … Mais alors il faut bien considérer qu’elle non plus n’a pas sa figure définitive. En elle aussi, autrement dit, le « pas encore » l’emporte sur le « déjà-là ». Elle n’a donc pas à se positionner par rapport au monde comme si elle seule, elle était déjà pleinement dans le définitif, tandis que le "pauvre" monde resterait, lui, logé à la simple enseigne du provisoire. La figure de la Jérusalem glorieuse et définitive n’est pas encore descendue du ciel. Pour l’instant, elle est toujours, elle aussi, pérégrinante in terris. Ce qui n’empêche que d’elle aussi on peut estimer que ses fragilités mêmes nous la rendent précieuse, et lui valent notre attachement, notre engagement, notre dévouement, et tout notre amour.

b. Une dynamique d’espérance

Nous rendant donc attentifs à la fragilité et à toutes les limites du présent de ce monde, la foi chrétienne en la consommation, un jour, de toutes choses, peut nous éveiller à l’espérance. Elle peut même nous relancer sans cesse dans l’espérance. Chaque fois que nous envahissent les tristesses et les angoisses de ce monde, chaque fois que nous accablent les misères et les souffrances de ce temps, nous pouvons trouver réconfort dans la Bonne Nouvelle eschatologique de notre foi : « L’œil de l’homme n’a pas vu, son oreille n’a pas entendu, et n’est pas encore monté à son cœur, ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime. »

À la condition de ne pas céder, à partir de là, à l’angélisme, à l’exaltation ou à l’ "enthousiasme", à la condition de "bien garder les pieds sur terre", une telle annonce peut être pour le monde, et elle est déjà pour les chrétiens qui vivent dans le monde et pour l’Église qu’ils y forment, un solide soutien, un puissant secours.

c. Dans le temps de ce monde

Reste alors à dire un mot de ce qui peut résulter pour notre vie, dans le temps de ce monde, de cette double dimension de notre foi eschatologique. Oui, elle passe, la figure de ce monde, ne le voit-on pas tous les jours ? Mais nous sommes déjà, et déjà définitivement, en route vers la consommation que Dieu nous a préparée en son Christ et dont, par son Esprit, il réalise chaque jour l’anticipation même en nos vies mortelles : je viens de le rappeler.

Nous pouvons déduire de là une première consigne d’existence en ce temps de l’entre-deux : il nous revient de nous mettre nous-mêmes, et d’aider les autres à se mettre, toujours et partout, à la recherche, en ce monde tel qu'il est, des signes qui invitent et amènent  sans cesse le présent à se dépasser lui-même, à se projeter en avant, à exister vers ce qui vient.

Nous pouvons aussi comprendre, deuxième consigne, qu’il nous faut toujours nous abstenir de juger et, à plus forte raison, de condamner. S’impose ici la leçon de la parabole du bon grain et de l’ivraie : tant que l’heure de la moisson n’a pas sonné, il ne faut pas tenter d’extraire prématurément le bon grain, et de le dissocier de l’ivraie. Qui sait, en effet, si en prétendant se débarrasser définitivement de l’ivraie, on n’arrachera pas en même temps le bon grain qui y est parfois si étroitement mêlé ? La "réserve eschatologique" qui s’impose ainsi interdit de jeter des anathèmes qui seraient bien précipités. Elle permet de traiter avec le monde de sorte qu’on soit toujours à même, ainsi, de réserver les "possibles" de Dieu.

Du reste, réserver les possibles de Dieu peut être entendu en un autre sens, beaucoup plus radical encore, selon l’eschatologie chrétienne telle que la comprend, par exemple, un Hans Urs von Balthasar. À vues humaines, nous pouvons avoir l’impression que tant d’hommes, dans le monde, sont tellement éloignés de Dieu voire tellement étrangers ou hostiles à lui, que, peut-être, cela pourrait bien leur valoir d’être voués à la perdition éternelle … Or dans ce cas aussi, notre foi, et plus précisément notre foi eschatologique et l’espérance qu’elle nourrit en nous, sont susceptibles de nous fournir une clé précieuse : nous pouvons cette fois réserver les "possibles" de Dieu au sens où un Balthasar nous invite à ne pas craindre d’ « espérer pour tous ». Selon notre foi à nous, avec les limites terrestres des croyants que nous sommes, nous pourrions sans doute/peut-être désespérer du salut et de l’accomplissement de la Promesse pour un nombre assez important de nos frères en humanité, pour une grande part de ce monde, qui nous paraît si écartée de Dieu. Mais selon notre espérance en revanche, nous pouvons aussi envisager de les confier à la toute-puissante bonté et miséricorde d’un Dieu qui dispose peut-être, par devers lui, de moyens qui nous échappent totalement à nous-mêmes, pour décider du sort éternel de ceux qui auront vécu dans le temps, avec toutes les limites que cela entraîne ?

IV. – Pour des orientations pastorales

Nos deux premières parties nous ont permis d’examiner la situation telle qu’elle apparaît sur les deux "fronts" en présence : le monde et sa sécularisation d’un côté, la religion, la foi et donc l’Église de l’autre. Nous venons, en une troisième étape, de nous donner les moyens d’éclairer du point de vue de la foi les rapports de ces deux partenaires. Si nous avons pu d’abord (I et II) constater à quel point et sous quelles formes la sécularisation du monde peut représenter un véritable défi pour la foi ecclésiale des chrétiens, après nos considérants théologiques (III), nous sommes en mesure de voir quel défi-en-retourla foi chrétienne, considérée en tout cas dans son essentiel, peut représenter pour un monde sécularisé. Il s’agit maintenant (IV) de tirer de là quelques éléments susceptibles de nous éclairer pour la définition d'orientations pastorales et pratiques.

Pour ne pas prolonger trop, on donnera plutôt à cette quatrième partie la forme et la portée d’une conclusion. Cela permettra du reste de mieux marquer les accents en fonction des "acteurs" concernés. Il y en aura trois, avec un mot marquant pour chacun d’eux :

- le mot "grâce", qui renverra à Dieu ;

- le mot " acquiescement", qui concerne l’homme et l’humanité ;

- le mot "responsabilité", qui vaudra pour l’Église.

1.  Le primat de la grâce divine

Compte tenu de ce que nous ont enseigné nos considérants théologiques, il nous faut d’abord ne jamais sortir de l’idée que ce qui prime tout dans la gestion que nous avons à faire du rapport entre le monde sécularisé et le domaine de la foi, c’est la grâce divine. Dans toutes nos entreprises pastorales, nous devons mettre en premier ceci :

-  Dieu a créé ce monde liberrimo consilio, c’est-à-dire par pur amour ;

-  Dieu a tellement aimé ce monde qu’Il y a envoyé son propre Fils ;

-  Dieu est si positif à l’égard du monde, qu’Il veut sceller avec lui une Alliance qui débouche dans l’éternité.

Face au monde, nos attitudes, nos actions doivent en premier lieu se référer à cela. Nous n’avons donc pas d’abord à chercher à le concurrencer, pas d’abord à le mépriser –même s’il le mérite quelquefois–, pas d’abord à le dénoncer dans ses certes nombreuses misères et turpitudes. Nous ne pouvons pas nous lancer au nom de notre foi dans quelque entreprise de rapport au monde que ce soit, si nous ne mettons pas en avant que, par pure grâce, Dieu a aimé notre monde, continue de l’aimer, et l’aimera toujours : « Sache bien que tu as du prix à mes yeux et que, moi, je t’aime » : voilà ce qui, en l’occurrence, doit fournir leur base à toutes nos décisions pastorales.

2.  L’indispensable acquiescement humain

Le deuxième mot, après la grâce, est l’acquiescement − l’acquiescement de l’homme. Ce que nous avons à présenter au monde, et qui est donc finalement la grâce de Dieu, il faut absolument nous arranger pour faire comprendre à l’homme que nous le présentons, que nous l’adressons, à sa libre décision : à sa liberté.

Il nous faut renoncer, si jamais nous en étions tentés, à toute prétention à la contrainte. Nous ne voulons "propagander" personne. Nous proposons de grand cœur à d’autres ce que nous estimons par-dessus tout, parce que cela nous fait vivre nous-mêmes. Mais nous savons bien que nous ne convaincrons pas tout le monde, et nous déclarons d’emblée que nous ne condamnerons définitivement personne de ne pas nous rejoindre. Nous renonçons de propos délibéré à tout moyen de pression. Nous rejoignons ici Péguy quand il fait dire à Dieu : « Quand on a connu ce que c’est que d’être aimé par des hommes libres, les prosternements d’esclaves ne vous disent plus rien. » Nous annonçons une Bonne Nouvelle, en fonction de laquelle nous adressons des appels ; nous attendons des réponses libres, nous n'en rajoutons pas dans la culpabilisation.

 3.  La multiforme responsabilité ecclésiale

Le troisième mot est responsabilité : il permet, lui, de présenter le rôle de l’Église. La responsabilité propre de l’Église est appelée, en notre situation, à jouer de deux manières.

– D’abord, l’Église doit répondre de ce qu’elle dit. Et ce qu’elle dit, c’est Dieu et la grâce de Dieu, c’est le Dieu de la grâce. Elle doit donc s’arranger pour disparaître devant Lui, devant saproposition à Lui. Elle doit n’être et n’apparaître qu’au service du Dieu dont il lui revient d’annoncer et de communiquer la grâce salvifique et pardonnante. Qu’aurait-elle à dire, qu’aurait-elle à donner, qu’elle n’ait elle-même reçu ?

– Ensuite, elle doit répondre à ceux auxquels elle prétend s’adresser. Et elle a deux grands moyens de le faire : premièrement, la réflexion de la théologie, secondement, les effectuations de la charité. C’est bien à la fois en donnant au monde quelque chose à comprendre (et donc en s’efforçant de prendre en compte ses questions à lui), et en même temps en l’aimant en actes et en vérité (et donc en se portant généreusement au secours des plus démunis de ses habitants), qu’on sera en mesure de lui faire pressentir puis, peut-être, découvrir et reconnaître à son tour, que Dieu l’aime et qu’il n’est donc pas condamné à la mort. Il n’y a pas d’autre manière responsable de répondre de ce qu’on annonce, quand ce qu’on annonce est une grâce, un amour totalement gratuit.

 *    *    *

Je ne suis pas loin de penser qu'il n'y a sans doute pas l'imcompatibilité que l'on pourrait craindre entre :

–   d'une part notre monde de fait de plus en plus largement sécularisé,

–   et, de l'autre, un Dieu que non seulement l'évolution du monde mais la réinterrogation à laquelle elle convie notre foi nous invitent de plus en plus à reconnaître comme Celui qui, en Jésus-Christ, s'est précisément voulu et s'est définitivement révélé comme le Dieu de la Grâce du monde.