L’Évangélisation de la culture au service de la réconciliation et de la paix
L’Église du Christ se trouve, dans mon pays et dans la région où il est situé, comme à l’épicentre du choc des civilisations entre l’Occident et le monde musulman, choc que certains jugent décisif pour le proche avenir du monde. Je commence par rappeler quelques faits. Vous savez ce qui se passe en Irak et en Palestine. Au Liban, le parlement ne se réunit plus depuis plus d’un an ; le gouvernement est paralysé par la présence, en face de lui, d’une milice mieux armée que l’armée légale ; une partie de ses ministres a démissionné ; depuis près de cinq mois nous sommes sans Président de la République. Or, nous sommes le seul pays arabe ayant un président chrétien. En trois ans, nous avons eu 15 attentats, dont 8 réussis contre des personnalités politiques...
J’aborderai donc le sujet, le moins théoriquement possible, et suivrai le plan suivant :
1. Les concepts de paix et de réconciliation
2. Culture, paix et réconciliation
3. Evangélisation de la culture
1. Les concepts de paix et de réconciliation
Les cultures ne prêtent pas toutes le même sens et la même importance à ces concepts. Ainsi, pour nous chrétiens, la principale référence, c’est le Christ, le « Prince de la paix » (Is 9,6), « par qui et pour qui Dieu a voulu tout réconcilier, sur la terre et dans les cieux, en faisant la paix par le sang de Sa Croix » (Col 1, 20). Cette référence est, naturellement, absente des autres cultures. Pour certaines d’entre elles, spécialement pour les tendances radicales, la réconciliation et la paix ne sont admises qu’avec les leurs. Par exemple, la position du Hezbollah, au Liban : il ne peut accepter ni la paix, ni la réconciliation avec Israël, sans se renier lui-même. Pour des raisons passagères, il pourrait faire quelques concessions momentanées, mais, comme l’un de ses plus influents pères spirituels le note : « Rien ne peut remplacer la libération, quels que soit le temps et les obstacles qu’elle exige. L’important est d’avoir confiance en Dieu et en soi, d’être dans son droit, de s’armer d’esprit de sacrifice et de patience dans les difficultés, et de ne pas se hâter pour les résultats »[1].
Mais pour nous aussi, dans la pratique, le sens des concepts de « réconciliation » et de « paix » est loin d’être clair. Le Christ Lui-même nous met dans l’embarras. S’Il a détruit entre les hommes le mur de la haine (Ep 2, 14), béatifié les artisans de paix, promis la terre aux doux (cf. Mt 5,4 et 5,9), demandé d’aimer l’ennemi, et, finalement, si « comme une brebis Il a été conduit à la boucherie ; comme un agneau muet devant celui qui le tond » (cf. Ac 8,32), Il a aussi averti : « Croyez-vous que je sois venu établir la paix sur terre ? Non, je vous le dis, mais la division. Désormais, dans une maison de cinq personnes, on sera divisé, trois contre deux et deux contre trois » (Lc 12, 51-53). D’ailleurs, dans la société de son temps, Jésus a été grand provocateur. Il traite les sadducéens (cf. Mt 16, 6 et 12), les pharisiens et les scribes, d’« hypocrites », de « sépulcres blanchis », de « race de vipères » (cf. Mt 23), et le roi Hérode de « renard » (cf. Lc 13,32).
Pour sa part, saint Paul cite la douceur parmi les dons de l’Esprit Saint (Eph 5,23) et « rappelle à tous qu'il faut être soumis aux magistrats et aux autorités… et n'outrager personne, éviter les disputes…» (Tt, 3,2). N’empêche, il soutient que : l’autorité civile étant un instrument de Dieu, « porte le glaive pour conduire au bien et châtier qui fait le mal » (Ro 13, 1-5).
De son côté, St Jean le bien-aimé, Apôtre de l’amour, se signale par son goût de la rupture. Il ordonne : « Qui ne confesse pas Jésus-Christ venu dans la chair, ne le recevez pas chez vous et abstenez-vous de le saluer. Celui qui le salue participe à ses oeuvres mauvaises » (2 Jn 1, 7-11).
L’Eglise aussi nous « perd ». Dans ses martyrs, qui se laissent conduire à la mort sans résister, elle fait preuve d’un pacifisme extrême. Pourtant, bon nombre d’entre eux étaient soldats de métier, sans problème de conscience, et parmi nos saints, nous comptons de célèbres guerriers dont Louis de France et Jeanne d’Arc.
Ce va-et-vient dans la pensée et la vie de l’Église n’échappe pas à ceux qui l’observent du dehors. C’est ainsi que l’un des responsables spirituels, lui aussi du Hezbollah, remarque que l’Église se réclame de l’exemple du Christ et de son conseil, « à qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre », se glorifie de ses martyrs, et évoque la combativité, même défensive, de l’Islam, pour nier l’origine divine de cette religion. Elle occulterait par là, les guerres commandées, par Dieu, dans l’Ancien Testament et celles qui sont conduites, depuis, par les fils de l’Église [2].
Bref, la « paix » et la « réconciliation », ne sont ni pour nous, ni pour la majorité des humains, des absolus, si ce n’est lorsqu’elles regardent notre relation à Dieu. Leur importance, hic et nunc, dépend de la place qu’elles occupent dans l’échelle des valeurs de la culture et aussi des circonstances par lesquelles passent les personnes et les peuples concernés.
2. Culture, paix et réconciliation
Il n’y a pas unanimité entre les hommes sur l’importance à accorder aux diverses valeurs de la vie. Pour les uns, c’est la vie physique. Pour se la sauvegarder, ils se font, selon les moments, pacifistes ou fomentateurs de troubles.
Pour d’autres, la grande valeur, c’est la tranquillité dans la conservation de l’acquis. C’est peut être là une des principales caractéristiques de l’Occident actuel. Il prône une civilisation de la consommation et accroît indéfiniment son potentiel de guerre pour mieux protéger sa paix et augmenter ses richesses et son confort.
Pour d’autres c’est la liberté individuelle que la civilisation occidentale postmoderne colporte de partout. Ils y voient l’expression la plus obvie de l’image de Dieu en l’homme et le fondement de la dignité humaine et de ses droits. Cette conception s’enracine dans les cultures grecques et judéo-chrétiennes, les premières pour avoir exalté la puissance de la raison humaine, et les secondes par ce qui en constitue l’essence : la relation d’alliance entre Dieu et les hommess.
L’Islam, lui, magnifie plus spécialement le sens communautaire, la Oumma. Il se trouve, me semble-t-il, sur ce point, en harmonie avec la religion juive qui, elle aussi, considère ses fils comme appartenant à une même nation terrestre (sens du mot Oumma)
Ces divergences ne sont pas à dédaigner. Nous y avons fait allusion dans notre première partie à propos du Hezbollah, face à Israël. Mais la prise de position de ce parti pourrait se trouver justifiée par la situation, à son avis profondément injuste, dans laquelle se trouve le peuple palestinien.
Bien plus abrupte est l’agressivité des Salafistes-Jihâdistess [3] : ils appellent à une application rigoureuse, par la force, des prescriptions de l’Islam des premiers temps tels qu’ils se les imaginent. Ils refusent le patriotisme, y compris palestinien, et prônent un islamisme universel. Voici quelques citations de responsables :
Abou Târeq al’Sa’adi : « La guerre pour l’Islam est une guerre mondiale qui se déroule partout, ici (au Liban), en Tchétchénie, au Kosovo… » [4].
Cheikh Jamâl Khattâb : « Les Nazaréens [c’est-à-dire les chrétiens, en l’occurrence, du Liban], ne veulent pas se soumettre à la Loi du Dieu Tout-Puissant qui nous a ordonné : « Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que le culte de Dieu soit rétabli » (2/193). Ils doivent donc se soumettre à la Loi de Dieu afin que l’État soit régi par la Loi de l’Islam. Ils peuvent rester dans notre État, nous ne les obligeons pas à devenir musulmans, mais c’est la Loi musulmane qui doit être dominante et hégémonique [5]
Tout aussi radicaux sont les sionistes extrémistes. Leur slogan: « Un État juif pour les juifs », État étendu de la Palestine à l’Euphrate, Liban compris. Les textes de la Bible qui délimitent ces frontières [6]
Peut-être pour vous étonner, je vous rapporte quelques phrases de ceux que l’on appelle des« chrétiens sionistes », plus royalistes que le roi : Benny Hinn, évangéliste, parlant de la Palestine explique: « ;Ce n’est pas une guerre entre Juifs et Arabes. C’est une guerre entre Dieu et Satan » ; et Richard Land, baptiste : « Le peuple palestinien n’a aucun droit à posséder la terre de Palestine ».
Cette partie de mon intervention se termine ainsi sur une note pessimiste de groupes avec lesquels la paix semble pratiquement impossible à cause de leur culture de refus essentiel de toute conciliation. Ce sont des groupes de choix religieux. N’a-t-il pas été noté que le fanatisme le plus radical est le fanatisme religieux parce qu’il se construit sur la base d’une foi en une inspiration qui participe à l’absolu de Dieu.
3. Evangélisation de la culture
Notons, d’abord que les salafistes-jihâdistes sont en conflit aigu avec beaucoup de leurs coreligionnaires et que les initiatives de rencontres interculturelles entre musulmans et chrétiens se multiplient. Je me contente d’en signaler deux. La première, en lien direct avec le Conseil Pontifical de la Culture concerne un centre culturel dit : « Centre International de Rencontre et de Dialogue Culturels » (CIRDiC) ; la seconde se rapporte à Son Altesse l’Émir royal Hassan Ben Talal de Jordanie. Suivront quelques remarques concernant le dialogue culturel en soi, et, par le fait même, le thème de l’évangélisation par la culture.
1. Le CIRDiC
Fondé en 2004, ce centre s’est vu doté en 2007, par le patriarche maronite, d’un vieux couvent et de 200.000 m² de terrains. Son objectif est de favoriser les « rencontres », au sens de présence physique, entre des personnes de milieux et de cultures diverses, du Liban, du M-O, du Bassin méditerranéen et même de plus loin, afin qu’ils se connaissent et établissent entre eux des échanges de haute valeur humaine.
Voici quelques exemples d’activités déjà accomplies:
- Un jeune irakien chiite, étudiant en musicologie en Allemagne, commente, à l’aide d’icônes, la passion selon St Mathieu de Bach à un public de chrétiens et de musulmans ;
- Une rencontre de deux jours et demi entre 50 étudiants universitaires, 25 chrétiens et 25 du Hezbollah, autour de thèmes divers. Le 1er jour : « Martyr et Témoignage », sujet cher aux chiites. Intervenants : un cheikh du Hezbollah, et un prêtre catholique. 2nd jour : « L’engagement patriotique », sujet cher aux libanais chrétiens. Intervenants : un député du Hezbollah, devenu depuis ministre, et une responsable à l’Université Saint-Joseph, section sociologie politique. Les conférences ont été publiées en arabe et le seront bientôt en français et en anglais.
Malheureusement, les évènements actuels du Liban obligent à mettre un bémol à ce genre d’activité, au moins pour un temps.
2. L’émir Hassan Ben Talal
Son titre de Président du Club de Rome, pendant plusieurs années, témoigne de sa haute culture et de son ouverture d’esprit. Il a été le premier personnage officiel à fonder, en terre d’Islam, un Institut de Dialogue entre les Religions. Il en a récolté pas mal d’ennuis, dont des menaces de mort qui l’obligent à freiner quelque peu son élan. Voici quelques unes de ses déclarations en date du 4 février dernier, dans le Journal An-Nahr : « Les Chrétiens ont participé à rappeler aux hommes, les fondements essentiels de la foi : l’amour et le service des autres…L’un des principaux éléments de la crise morale que traverse la région, est la grande différence qui existe entre les milliards dépensés à se fournir des armes et la modestie des caisses d’aide aux nécessiteux ». « Il est nécessaire que nous engagions un dialogue constructif qui puisse prouver qu’à cette région correspond une identité multiple et des réalisations…La dignité de l’homme est le fondement de tout projet ». « [Appuyons] tout ce qui se rattache à l’étude des humanités et de la citoyenneté… L’extrémisme engendre forcément le nihilisme…. Lui faire face en plaçant l’homme et sa dignité parmi les priorités…le nihilisme est, malheureusement, l’aboutissement de l’injustice vis à vis des droits des peuples ».
3. Remarques conséquentes
Son Altesse a conscience que ces affirmations lui viennent de sa foi musulmane, bien que le contact avec le christianisme ait contribué à les réveiller en lui. D’où les réflexions suivantes :
Nous parlons, nous les catholiques, d’inculturation de l’Évangile, comprenant par là, en bref, une proclamation du message chrétien dans le génie des cultures. Plus ou moins consciemment, ce mouvement est compris à sens unique, du message vers la culture, comme si la culture n’avait rien à apporter au message. Or l’histoire des dogmes et de leur développement prouve qu’au niveau de la saisie des vérités de la révélation et de leurs nuances, les cultures ont joué un rôle fondamental. Il y a donc dans l’inculturation du message chrétien, une certaine dose d’acculturation, d’échange entre le message émis et chaque culture réceptrice. En résulte toujours une nouvelle et plus vaste compréhension, valable pour l’humanité entière, du mystère du Christ.
À l’appui, l’Exhortation de Sa Sainteté Jean-Paul II aux catholiques du Liban « ;à poursuivre courageusement, un dialogue sincère et constructif avec leurs compatriotes… Du point de vue de la foi et de la charité, aller vers l’autre, ne se limite pas à lui exposer ce que nous avons compris de Dieu, mais aussi, à recevoir de lui le bien et la vérité qu’il lui aura été donné de découvrir. Nous avancerons ainsi dans la connaissance du seul vrai Dieu et de Celui qu’Il a envoyé, Son Fils Jésus-Christ. Car si la Grâce et la Vérité nous sont parvenues en Jésus-Christ, l’Esprit qui souffle dans l’Église, souffle aussi dans la communauté humaine en son entier »[8]. Sans cette perspective, le dialogue serait dépourvu de sa condition sine qua non, la sincérité dans l’approche.
Conclusion:
Le Christ est notre « paix » et notre « réconciliation ». C’est dire la place centrale que doivent occuper ces valeurs dans notre pensée et notre pratique. Et l’une de nos missions les plus urgentes est de les promouvoir dans nos sociétés en en informant nos cultures et toutes les cultures, en d’autres termes : en évangélisant ces cultures. Les moyens les plus adaptés à un tel but, sont le témoignage et le dialogue, ce dernier poursuivi dans l’humilité et l’assurance de celui qui sait offrir et recevoir les merveilleux dons de l’Esprit que Dieu distribue généreusement à ses enfants afin de se les unir en Jésus-Christ.
Il est vrai, par ailleurs, que ce dialogue ne peut parfois se poursuivre avec des courants agressifs absolument fermés à toute paix et réconciliation. Mais même alors, le concept de guerre juste, manifestation des limites de notre monde toujours marqué par le péché, doit demeurer soumis, dans ses visées et son exercice, aux idéaux de paix et de réconciliation auxquels l’histoire est appelée. Et « Dieu aime ceux qui font le bien ».
1. Cheikh Naïm Kassem, Hezbollah, Dar El Houda, 2ème éd. revue et corrigée, 1425 de l’hégire, 2004 a.C, p.394.
2. Cf. Cheikh Chafic Jradi, Pour une fraternité Universelle, CIRDiC, 2004, n’existe encore qu’en arabe.
3. Salaf : prédécesseur, ancêtre ; Jihâd : combat. Le Jihâd est soit spirituel, de purification (le petitJihâd), soit guerrier, pour défendre ou imposer l’Islam (le grand Jihâd).
4. Rapporté par Bernard Rougier dans Le Jihad au quotidien, PUF, 2004, France, p.133.
6. Cf. Dt 1 et 2, l’ensemble du Livre de Daniel, Zacharie 9-12, Ezéchiel 37-38 et Thessaloniciens 4-5.
7. Cf. Catherine Dupeyron, journaliste qui a collaboré entre autres au quotidien Le Monde et à l'hebdomadaire La Vie, dans Chrétiens en Terre Sainte, 2006. Cf. aussi Thierry Meyssan, journaliste, dans L'Effroyable Imposture 2nde éd. Alphée Jean Paul Bertrand, 2007.
8. Jean-Paul II, Exhortation apostolique Une Espérance nouvelle pour le Liban.